Texte publié par Corry Guttstadt le 27 janvier 2018 dans bianet.org.
(traduit et adapté par Meri Badi ).

Diplôme d’Honneur délivré par l’État d’Israël et la photo de Routier; [photo Corry G.]


Le 21 janvier est le jour international de commémoration des victimes de l’Holocauste
Le 21 janvier 2018 s’est déroulée, à Lyon, une imposante et émouvante cérémonie, qui rendait hommage, à Albert Routier,Consul Honoraire de Turquie à Lyon. Au cours de la cérémonie, on lui a décerné, à titre posthume, le titre de Juste parmi les Nations (Yad Vashem ). Albert Routier a empêché la déportation de Juifs, dans les camps de la mort, en leur octroyant des documents, attestant qu’ils étaient des Turcs musulmans. Gad Routier a reçu la distinction au nom de son père, décédé en 1977.

Photo de Gad Routier, ayant réceptionné la distinction au nom de son père (photo prise par Marc Krief);

Les enfants et les petits enfants d’Albert Routier étaient présents ainsi que Jacques Assouline et sa sœur Rose Nissim Assouline qui lui doivent ainsi que leur famille la vie sauve. Jean-Dominique Durant, représentant la mairie de Lyon, Frédéric Potier, délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti LGBTI, Arielle Krief, représentante régionale du comité Yad Vashem en France, Ido Bromberg, directeur des Relations Publiques à l’ambassade d’Israël en France , de nombreux hommes de religion, les descendants des familles concernées, des lycéens, soit au total 280 personnes. L’absence à cette cérémonie du Consul turc de Lyon a été remarquée.

Les Justes parmi les Nations

Le titre de « Juste parmi les Nations  » est la plus haute distinction honorifique délivrée par l’État d’Israël à des civils. Il est décerné aux non-Juifs, qui ont sauvé des Juifs pendant l’Holocauste, au risque de leur propre vie. Ce terme vient de la tradition juive et renvoie à une expression du Talmud. Cette distinction est strictement honorifique et ne comporte aucune contrepartie financière. Les Justes ont défendu les valeurs humaines pendant la Shoah, alors que beaucoup se sont tus et ont abdiqué face à la barbarie nazie.

Albert Routier

Albert Routier en 1933 [Archives familiales, Isabelle Chapuis]

Né en 1902 et ingénieur de formation, il a acquis, en 1937, la charge de Consul Honoraire de Turquie de son grand-père. Les consuls honoraires ne reçoivent pas de salaire, n’ont pas de représentation consulaire, mais possèdent le cachet officiel du consulat et le papier à en-tête des pays qu’ils représentent puisqu’ils qu’ils gèrent leurs affaires courantes. Le papier à en-tête et le sceau consulaire ont constitué les armes, dont s’est servi Albert Routier, et avec lesquelles il a fabriqué des documents certifiant que les familles Assouline, Semelman et Mersel étaient des Turcs musulmans. Ainsi, ces trois familles, soit plus de vingt personnes ont pu, grâce à ces documents, obtenir des attestations de non-appartenance à la « race » juive, de la part des autorités françaises. C’est ce qui leur a permis de rester en vie.

La remise de la distinction: Gad Routier, Ido Bromberg, le représentant d’Israël, Arielle Krief, la représentante du Comité Yad Vashem France, Jacques Assouline (Rıfat Elma) sauvé grâce aux vrais faux papiers de Routier et sa sœur Rose (Nissim) Assouline , [photo Corry]

La famille Elma/Assouline

Carte d’identité d’étranger, [Archives familiales, Isabelle Chapuis]

« Je suis né officiellement le 13 avril 1944, à Bourg-lèsValence, sous le vrai faux nom de Jacques Ruffad (Rıfat), d’un père né à Istanbul, du nom d’Ahmet Elma et d’une mère née à Smyrne, portant le nom de Séniquier (Sakine) Bekir ». C’est ainsi que s’est présenté Jacques Assouline, venu d’Israël pour la cérémonie. Le père de Jacques, Benjamin Assouline était rabbin à Lyon. Son épouse, c’est-à-dire la mère de Jacques, Sara Semelman était née à Karlsruhe. Benjamin Assouline qui a eu la vie sauve, grâce à Routier a beaucoup œuvré, pour le rassemblement de la communauté séfarade de Lyon, particulièrement meurtrie et qui se retrouva dispersée après guerre. En dehors de ces trois familles, l’action de Routier fut vitale pour la survie, d’un grand nombre de Juifs turcs pendant l’Holocauste.

La communauté Séfarade turque de Lyon

C’est la troisième en importance , après celles de Paris et de Marseille. La plupart de ces Séfarades, originaires d’Istanbul, de Salonique et de Smyrne constituaient une communauté de 1 500 personnes, vers la fin des années 1930. Le recensement de 1936 décompte 1 090 Juifs de Turquie à Lyon. En 1909, à l’initiative du stambouliote Nissim Meyohass, fut fondée la première association d’entraide. Ce premier noyau a donné naissance, en 1919, à la Communauté des Israélites séphardim de Lyon. Dans les années 1920 et 1930, la communauté a connu une expansion continue, avec l’arrivée de Judéo-Espagnols de Turquie et des pays limitrophes de l’ex-Empire Ottoman. En septembre 1939, aux premiers jours du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, une synagogue pouvant accueillir 250 personnes fut inaugurée. En 1940, après l’occupation allemande? Lyon restée dans la prétendue « zone libre » , devint un lieu important pour l’opposition et la Résistance. Des Juifs de la zone occupée se réfugièrent à Lyon. La proximité de la Suisse et de l’Italie constitua également un facteur de sécurité pour les Juifs. En fait, c’était un facteur trompeur et dès août 1942, à la demande de l’Allemagne, la police de Vichy arrêta aussi les Juifs à Lyon. Le 11 novembre 1942, avec l’occupation de la zone sud par les Allemands et leur arrivée à Lyon, la situation changea radicalement. De 1943 à 1944, la Gestapo et la Milice de Vichy sévirent sans retenue contre les Juifs et les Forces de résistance. Pour la communauté turque séfarade, l’année 1944 et les derniers mois de l’Occupation furent la période la plus sombre: Dans la rafle organisée par les Allemands, le 6 mars 1944, au café Le Maconnais, proche de la synagogue séfarade, onze séfarades, dont le rabbin Youda Moel furent arrêtés. Le chamach Eli Elmalek fut abattu en prenant la fuite, les autres conduits à la prison Montluc de Lyon et de là, à Drancy, pour finir à Auschwitz , où ils furent exterminés. Juste quelques semaines avant la libération de la France, dans les derniers trains de déportation en partance de Lyon, soixante-cinq Juifs originaires de Turquie, dont Nissim Meyohass, le fondateur de la communauté furent conduits à la mort.

L’action de Routier

Voici les points essentiels évoqués par l’historienne, Sylvie Altar, lors de la cérémonie : Albert Routier n’était pas turc. Il n’était pas juif non plus. C’était un catholique traditionaliste, issu de la bourgeoisie lyonnaise. Cependant, il ne se déroba pas à son devoir d’homme et il agit pour le sauvetage des Juifs, qui sollicitaient sa protection, en s’efforçant de leur épargner la tyrannie nazie. Il procura des documents aux Juifs d’origine turque, qui après avoir perdu leur nationalité française ou turque, se retrouvaient apatrides, et devenaient ainsi la cible des Nazis et du régime de Vichy. Jusqu’en 1942, n’importe quel document officiel, attestant leur nationalité turque, avait relativement bien protégé les Juifs. Routier en tant que Consul Honoraire turc, même s’il l’avait voulu, n’avait pas le pouvoir de délivrer des actes de naissance, des cartes d’identité ou des passeports turcs. Néanmoins, en faisant prévaloir son titre de Consul Honoraire, il se servit de son cachet et de son papier à en-tête, pour « traduire » des actes de naissance et des documents fictifs ou réels, et pour délivrer à des dizaines de personnes des « papiers de protection » (vignette d’illustration). Il a également œuvré pour la libération des Juifs turcs arrêtés et soumis au travail obligatoire (GTE, l’Organisation TODT ou STO), et il a envoyé des colis à ceux qui étaient incarcérés. En outre, il a également interpellé à plusieurs reprises sa hiérarchie – le consul général de Marseille et l’ambassade à Vichy – en préconisant des mesures de protection effectives, pour la sauvegarde des Juifs turcs. Cependant, l’action de Routier ne fut pas approuvée, et il fut même mis en garde, maintes fois.

Réactions et menaces

Médaille de distinction octroyée par l'État d'Israël

Médaille de distinction octroyée par l’État d’Israël, [photo Corry]

En décembre 1942, une lettre anonyme de dénonciation parvint au Consulat Général de Marseille. Elle serait très probablement à l’origine de l’enquête visant Routier, ordonnée par l’ambassadeur de Turquie, Behiç Erkin. Dans ses Mémoires, Erkin écrit: « Le Consul Général de Marseille Bedi Arbel m’avait informé que notre Consul Honoraire de Lyon, Routier, répondant aux sollicitations de certains Juifs, nés en Turquie, avait traduit des pièces d’identité périmées, permettant aux Juifs de prouver qu’ils étaient citoyens turcs et d’échapper ainsi à certaines décisions les concernant. Tout en informant le Ministère, j’ai chargé Arbel de mener une enquête sur cette affaire. Celle-ci a révélé qu’il n’y eut aucun abus personnel de la part de Routier, qui agissait par simple humanité. À condition qu’il ne poursuive plus ce genre de procédés irréguliers, il lui a été notifié le maintien à son poste. En réalité, je n’avais pas pensé possible qu’il commette ce genre de petits abus, sachant qu’il était le fils d’un riche entrepreneur. » À notre connaissance, Routier n’avait pas pris en compte cette mise en garde et a donc poursuivi ses activités. Il a même été plus loin, ne se contentant pas seulement de « traduire » les actes d’état civil des Juifs anciennement turcs, ayant perdu leur nationalité, mais accordant des certificats d’islamité à des personnes n’ayant aucun lien avec la Turquie, comme c’était le cas pour la famille Assouline.

Son renvoi

Le 26 mai 1944, Albert Routier est prévenu par un ami qu’il est en danger et qu’il figure sur « la liste des suspects » des Allemands et de la Milice. Trois jours après, le 29 mai 1944, l’ambassade de Turquie met fin à sa fonction. On prétexta l’installation à Lyon de l’ancien consulat de Marseille, basé auparavant à Grenoble, en exigeant de lui la restitution immédiate du matériel consulaire, incluant les papiers à en-tête ainsi que les sceaux du consulat. Au lieu d’assurer sa protection, alors qu’il était en danger, il fut donc destitué. Mais, les Juifs de Turquie à Lyon n’ont pas oublié Routier. Les innombrables lettres de remerciements traduisent leur reconnaissance et gratitude. Voici le témoignage d’un dénommé Papo, dès 1943: Jamais je ne pourrais trouver les mots qu’il faut employer pour pouvoir m’exprimer et vous dire combien nous vous sommes reconnaissants…Je voudrais bien voir se multiplier des hommes bienfaiteurs comme vous, car vous êtes les anges sur terre. Quatre mois après la Libération, Nissim (Nick) Lévy, originaire de Smyrne tente de faire un premier bilan, et le dernier jour de 1944, le 31 décembre, il écrit ceci à propos de Routier : Quand je fais le bilan de tout ce qui s’est passé tout ces derniers mois, votre nom me vient à l’esprit comme un rayon de soleil dans les ténèbres où nous nous trouvions.

Corry Guttstadt auteur de « Turkey, the Jews and the Holocaust » (Cambridge University Press 2013) et membre de Muestros Dezaparesidos est l’auteur de cet article, qui est d’abord paru en Turquie sur bianet et dans l’ hebomadaire juif Şalom