Propos recueillis par Xavier Rothéa
dans le cadre du projet de Mémorial des Judéo-Espagnols déportés de France
avec l’aide du Collectif Histoire et mémoire de Nîmes.

 

Les personnes déportées dans ma famille

Celui que je citerai en premier, c’est mon père, Maurice Taragano qui a été arrêté fin avril, début mai 44, en gare de Nîmes, dénoncé par un milicien dénommé Lacassagne qui est mort maintenant. Ensuite, suite à l’arrestation de papa, son père, mon grand-père, Mercado Taragano a été arrêté par la Gestapo et transféré au siège, boulevard Gambetta, dans l’immeuble Landauer et ma tante, partant d’un bon sentiment, mais aujourd’hui on peut dire complètement ridicule, est allée finalement réclamer la libération de son frère et de son père, et à son tour, elle a été arrêtée et tous les trois ont été déportés.

L’histoire de ma famille

Mon père est arrivé, de toute façon, ça devait être en 1923. Il venait de Turquie, puisque toute ma famille est originaire de Turquie, après l’Exode, j’entends, autrement Taragano, c’est espagnol. Moyennant quoi, il est venu pour la raison suivante : c’est qu’il y a eu des pogroms très importants, en Turquie, contre les Grecs. Il y avait eu, évidemment, ce que nous, nous appelons le génocide arménien, auparavant. Et la communauté juive a pris peur. Ce qui a fait que mon père, qui était polyglotte, parce qu’il avait appris à Istanbul, à l’Alliance Universelle Juive, il parlait donc 5 langues, dont le français, à la perfection, a décidé finalement de venir en France et de voir un petit peu comment ça pouvait fonctionner. Moyennant quoi, il a fait venir sa famille, finalement. Ma mère, elle, est venue dans les années 29-30, pour se marier. C’était un mariage sur photographies, uniquement, puisqu’ils ne se connaissaient pas, mais ils avaient des parents communs en Turquie. Le mariage a eu lieu en 32, et effectivement, sur la place de Nîmes, c’est un mariage qui a fait beaucoup de bruit, parce que c’était le premier mariage auquel participait un nombre de voitures relativement important. Ce qui veut dire que la communauté d’origine judéo-espagnole, turque et grecque, puisqu’elle était constituée de ces deux éléments, était relativement importante. Et tout s’est déroulé dans de très bonnes conditions, avec un accueil et une intégration… parce que la plupart, il faut le souligner, c’est quand même important, parlait tous le français à la perfection.

Pourquoi Nîmes

C’est une bonne question à laquelle je ne peux pas répondre, parce que je n’ai aucune explication. Ce qui a été souvent dit, c’est qu’il a débarqué à Marseille parce que c’était le point d’arrivée en France, au départ de la Turquie. Est-ce qu’il a eu des contacts avec des Juifs d’origine turque, là-bas, qui l’ont ensuite aiguillé sur Nîmes ? je n’ai aucun élément, honnêtement qui me permette de le dire.
Il y avait déjà une communauté judéo-espagnole avant son arrivée puisque, apparemment, il semblerait qu’il y ait des gens qui soient arrivés un petit peu avant 1900, déjà, à Nîmes.
Pour la plupart, c’étaient des commerçants, et des commerçants finalement très orientés en bonneterie et en confection. Il y en avait beaucoup, d’ailleurs nous sommes aujourd’hui dans le Centre communautaire Sarah et Aimé Grumbach qui a été le fief, pendant des années de la famille Ouziel qui était des bonnetiers basés sur Nîmes depuis déjà pas mal de temps.
Ensuite, beaucoup de commerces, dans le périmètre de la Place Saint Charles, rue Saint Charles, des commerçants sur la rue Général Perrier, dans la rue des Halles. Les gens de ma famille sont devenus des forains sédentaires autour des Halles. La famille Taragano était spécialiste en bonneterie-confection. Quand on dit « sédentaire », ce sont des forains qui restent sur place, à Nîmes, qui n’allaient pas faire les marchés aux alentours. Il y en avait quand même quelques-uns, mais c’étaient des colporteurs, ils avaient leur petit baluchon, ils allaient faire les marchés, un peu comme les foires à la brocante qu’on a maintenant. C’était un petit peu dans cet esprit. Et puis, il n’y avait pas que des forains, il y avait des magasiniers. Dans la rue des Halles, il y avait les Caleff, les Ben Attar, les Nassi également, tous ceux-là étant originaires de Turquie, pour la plupart, et certains originaires de Grèce.

Les familles judéo-espagnoles ayant pignon sur rue à Nîmes

Le nom de famille est commun : Cohen, mais il y avait les Cohen à la rue de l’Aspic, les Duenias, deux magasins et deux frères, à la rue de l’Aspic, il y avait la famille Caraco, Albert Caraco, à la rue de l’Aspic également. Dans la rue de la Madeleine, je ne me rappelle plus qui est-ce qu’il y avait à l’époque. Comme noms qui me reviennent à l’esprit, parce que ce n’est pas toujours très précis chez moi avec le temps, il y avait les Léon, les Nassi… J’ai d’autres noms, mais apparemment ces noms ne sont pas originaires de Turquie ou de Grèce.
Je n’ai pas d’idée sur le nombre de personnes que cela représentait, honnêtement, je pense qu’il devait y avoir entre 100 et 150 familles en gros, donc, si on multiplie par 2 ou par 3 avec les enfants, on va dire qu’on était entre 400 et 500, maximum.
La communauté juive de Nîmes, après l’expulsion de France, en 1396 : pour la plupart les Juifs étaient partis dans le Comtat Venaissin, ce qu’on a appelé les Juifs du Pape, en Avignon, certains sont partis également en Provence, plus loin, côté italien, côté Côte d’Azur. Il y en a qui sont retournés en Espagne où il n’y avait pas de problèmes majeurs à l’époque.
Et on a retrouvé une communauté à partir de la Révolution française avec l’arrivée des Juifs comtadins, prioritaires puisqu’ils étaient à côté, que c’étaient des Juifs dont les familles avaient été expulsées à l’époque, en 1396, qui avaient toujours eu des contacts commerciaux, mais qui n’étaient pas légaux puisqu’ils n’avaient plus le droit de commercer. Et il s’est avéré que cette communauté a redémarré avec un investissement important parce que c’était celui de la création de la synagogue actuelle de la rue Roussy, par 2 ou 3 familles de Juifs comtadins, ne me demandez pas leur nom, je les ai dans mes archives, mais je suis incapable de vous les donner de mémoire. Il y a eu également un petit apport de Juifs d’Alsace, mais relativement réduit. C’étaient surtout les Juifs comtadins qui ont renouvelé la communauté juive de Nîmes.
Entre Judéo-espagnols, Comtadins, Ashkénazes, il n’y a eu aucun problème relationnel. Mais nous étions majoritaires sur Nîmes, je dis nous parce que je me considère comme faisant partie des Judéo-espagnols.
Je cite souvent cet exemple d’intégration qui était celui de mon grand-père, Mercado, qui malheureusement a été déporté. Il nous disait toujours : A la maison, on parle judéo-espagnol, à la synagogue, on peut parler judéo-espagnol, mais on peut parler français avec les Juifs qui ne parlent pas le judéo-espagnol, mais dans la rue, vous parlerez français. Et ça, ça a été un critère de comportement de la plupart des Judéo-espagnols qui vivaient à Nîmes à l’époque.

Des lieux de rencontre des Judéo-espagnols, en dehors de la synagogue ?

Honnêtement je n’en ai pas souvenance. Je sais que nous avions surtout des rencontres familiales, je ne sais pas si le terme de clan est propre ou impropre, mais il y avait des affinités entre certaines familles et d’autres. En tant que famille Taragano, nous avions acquis un maset et, au lendemain du Shabbat, le dimanche, nous montions, nous avions un tramway qui fonctionnait à l’époque et qui nous amenait à Castanet, et après, on partait à pied, on avait les sacs avec les provisions etc., Il y avait beaucoup de convivialité, beaucoup de rencontres inter-familles, une bonne ambiance dans l’ensemble. Je n’ai pas la souvenance que ma mère m’ait dit qu’il y avait de la zizanie ou des trucs, ce n’était pas du tout le cas.

Les Juifs d’Allemagne, d’Autriche arrivent dans le milieu des années 30 ?

A Nîmes, je n’ai pas souvenance qu’il y ait eu des problèmes d’accueil, d’intégration. Ce que je sais, c’est que, historiquement, à Paris, par contre, il y a eu de gros problèmes entre la communauté juive présente, qui n’était pas forcément une communauté judéo-espagnole, mais il y avait des Judéo-espagnols à Paris, ces Juifs considérés comme des étrangers n’ont pas été accueillis d’une manière extraordinaire, c’est le moins qu’on puisse dire. Ils ont été montrés du doigt, ils n’ont pas été aidés, réellement, ça n’a pas été extraordinaire, il faut être honnête.
Et à la fin des années 30, le flux des Juifs étrangers devient plus important …
Je n’en ai pas particulièrement le souvenir. Ce que je sais, c’est que, effectivement, il y a eu des arrivées relativement importantes parce que beaucoup de Juifs avaient très bien perçu quelle serait l’évolution en Allemagne, on ne parlait pas de nazis, en 30, mais beaucoup de Juifs avaient lu « Mein Kampf » et savaient que ça allait très mal se passer pour eux. Ils sont arrivés, ici, dans le Midi, ils n’ont pas eu de problèmes particuliers d’intégration, à l’arrivée, au départ. En fait, les problèmes ont commencé, réellement, à partir de 39-40, c’est-à-dire au moment où nous avons eu un Etat français de Vichy, avec Pétain, avec Laval, avec toute son équipe et où l’antisémitisme et la chasse aux Juifs a commencé à se faire jour.
Ce que je dis souvent, parce que ça m’a surpris, personnellement, c’est la crédulité des Judéo-espagnols originaires de Turquie, surtout, de Grèce peut-être également, mais de Turquie. Et pourquoi ? Parce que, historiquement, la Turquie était l’alliée de l’Allemagne et que par conséquent, ça a été le cas de mon père, dans ma famille, mon père n’a jamais cru qu’il pourrait y avoir la moindre attaque de la part du gouvernement français contre les Juifs d’origine turque. Mon père avait toujours la nationalité turque et il a essayé d’avoir la nationalité française en s’engageant dans les Bataillons de Marche étrangers, en 39, où il y avait la promesse que, à la fin du conflit, lorsqu’ils seraient démobilisés, ils auraient d’autorité la nationalité française. Mon père, là où il est, attend encore ! Et la plupart des Juifs engagés n’ont pas obtenu la nationalité française, après.
Je ne sais rien des relations de mon père avec le Consulat de Turquie à Marseille.

La mesure qui a fait prendre conscience du danger à la communauté juive de Nîmes

A l’époque, nous avions la Ligne de démarcation, il y avait la France du Nord et la France du Sud, et ma famille et moi, et tous nos amis, nous étions dans la France du Sud. En 42, nous avons vu arriver des Juifs du Nord, ce qu’on appelait des Juifs du Nord, mais qui étaient, pour la plupart, des Juifs originaires de Paris. Et nous, pour être plus précis dans la vie familiale, la famille Fuart, qui sont devenus parrain et marraine de ma sœur Claire, et eux, c’étaient des Parisiens. Ils sont arrivés et ils nous ont raconté la Rafle du Vel’ d’Hiv. Et toutes les exactions du gouvernement français, mais avec les Allemands qui étaient présents, avec les rafles des Juifs, avec la création d’une gare de départ, Drancy, dont ils avaient eu des échos. Mais, à l’époque, il n’y avait pas en perspective, finalement, le départ pour la mort, parce que ça n’avait pas été signalé, ça. Soi-disant, ils partaient pour des camps de travail. La notion de four crématoire, etc. n’était pas dans l’esprit du temps, et dans l’esprit de raisonnement des gens, pas du tout ! Pas du tout ! Il y avait eu quand même certains échos qui venaient de Pologne, parce que la Résistance polonaise, et ça, c’est historique, avait fait passer le message aux Alliés, déjà en 42, mais les Alliés, finalement, n’ont pas bougé, comme l’Histoire le prouvera, jusqu’à la fin du conflit.

C’est vrai que, au départ, ce sont essentiellement les Juifs étrangers, effectivement, qui ont été arrêtés. Est-ce que l’information est passée auprès de la Communauté ? Ce n’est pas tellement évident, pour une bonne et simple raison, c’est que, à l’époque, nous n’avions pas tellement d’informations sur les camps. Il y a eu des camps de réfugiés juifs, je crois qu’il y en avait un à Langlade si mes souvenirs sont exacts, enfin dans la périphérie nîmoise. L’élément essentiel de l’information de la détérioration de la situation, c’est après que nos frères et sœurs juifs du Nord de la France son descendus pour nous dire : Halte là ! Maintenant, ça va mal se passer !

L’arrivée des Allemands le 11 novembre 42 envahissent la zone sud

Le fait de voir cette occupation, de voir les Allemands dont on avait entendu beaucoup parler mais qu’on n’avait jamais vu. On a vu s’installer la Gestapo et on l’a su immédiatement, au boulevard Gambetta, dans l’immeuble Landauer. Nous avions, comme je l’ai souvent dit, et je les ai souvent cités, les frères Picard qui étaient à la Préfecture et qui étaient au courant de toutes les actions qui allaient être entreprises par la police française, avec la Gestapo, la Milice, etc. On a commencé à se poser, effectivement, beaucoup de questions. Mais, ce qui a été le déclenchement, à mon avis, c’est mon avis personnel, et c’est en fonction de l’évolution de la vie familiale, c’est le Numerus Clausus, c’est-à-dire l’interdiction d’exercer leur profession. Nous, on n’a plus été forains, du jour au lendemain ! Bouclé ! Mon père a été obligé, pour gagner sa vie et pour faire vivre sa famille, de retrouver son métier de garçon de café, qui était celui qu’il avait quand il était arrivé, dans les années 23, de Turquie. Et ça, ça a quand même été un déclenchement. Mais, il y avait la crainte, mais elle n’était pas…. C’est difficile à expliquer… Moi j’étais très jeune à l’époque et il a fallu un événement exceptionnel dans la famille Taragano, c’est-à-dire, en fait, la dépression nerveuse de mon père qui est parti en Lozère, et puis, ça a été un miracle, il a décidé, pourquoi ? on ne le saura jamais, de louer un local, un appartement, mais qui était un truc vétuste, mais bon, qui était habitable, et il est redescendu. Et ça, ça s’est passé après 42 quand même, on était dans les années 43, début 44, parce que là, quand même, on avait des informations, des arrestations, tout ça, on était quand même au courant. Mais enfin, sur Nîmes, comme il n’y avait pas une communauté extraordinairement importante, il n’y avait pas eu trop de catastrophes après les arrestations des Juifs étrangers. Moyennant quoi, fin 43, début 44, on a senti qu’on était à un tournant, qu’il allait y avoir un déclenchement dramatique pour la communauté. D’où on est parti, après des séjours quand même en maset, protégés par la famille Plagnol, qui méritaient le titre de Justes qu’ils n’ont jamais voulu accepter. Ce sont les familles nîmoises qui nous ont emmenés en gare de Nîmes, qui nous ont mis dans le train.
Ça s’est fait en deux temps, j’explique. Ma mère, ma sœur et mon père sont partis dans les premiers. Moi, j’étais, pour des raisons de santé, en pension à la colonie des pupilles de l’école publique, à Lassale ou Saint Hyppolite du Fort. Mon père est redescendu, est venu me chercher, m’a emmené à Grandrieux. On est arrivé dans des conditions ! Il n’y avait jamais eu autant de neige à l’époque, enfin passons !
Le gros problème, et ça a été la catastrophe, il n’y a pas d’autres termes, c’est que malgré les exhortations de ma mère, mon père est descendu une troisième fois, elle n’est pas arrivée à l’en empêcher. Et il n’y avait aucune raison, finalement, pour qu’il descende parce qu’on avait eu la chance de pouvoir monter deux malles d’osier importantes avec de la camelote. Ce qu’il faut dire, c’est qu’on a vécu dans des conditions difficiles, mais on a pu manger grâce au troc, parce que les Lozériens n’acceptaient pas la monnaie de Vichy. Ce qui a d’ailleurs valu à mère, neuf mois après, une dénonciation pour marché noir auprès des Résistants, lesquels sont venus et ils ont été bien reçus ! parce que la mère Taragano, ce n’était pas n’importe quoi ! elle avait vraiment une personnalité très affirmée !
Alors, malheureusement, la troisième fois, quand mon père est descendu, il a été arrêté parce que reconnu sur le quai de la gare de Nîmes, où nous étions pour cette plaque commémorative, dénoncé par Lacassagne, et arrêté et amené, comme je l’ai dit d’entrée de jeu, à la Gestapo.
La finalité des 3 déportations : mon grand père est mort directement à Auschwitz, ma tante a été rescapée d’Auschwitz, dans quel état, je ne vous dis pas ! Et je n’ai eu aucun élément d’information sur sa présence à Auschwitz pendant 9 mois ! Je vais peut-être avoir connaissance de ce qui s’est passé grâce à nos amis, la famille Decalo, parce qu’Estelle Decalo, la maman de Jacques Decalo était la compagne de Laure, ma tante, à Auschwitz. Et mon père, contrairement à ce que nous pensions, n’est pas mort à Auschwitz. J’ai découvert cela, il y a déjà quelques années, à la lecture d’Information Juive, j’ai vu qu’il y avait les Amis des familles des déportés du convoi 73. Or, le convoi 73, je savais grâce à Carol Iancu, de Montpellier, qui a été mon prof, puisque j’ai fait une maîtrise sur la communauté juive de Nîmes, j’ai su que ce convoi était parti en Estonie et Lituanie. Alors, j’ai adhéré à cette association et puis j’ai fait un voyage, voyage de mémoire puisque, inutile de vous le dire, il n’y a aucune tombe. Sur 828 personnes juives qui étaient dans ce convoi, il y en a 20 de rescapées. Nous avons eu la chance de faire ce voyage avec l’un des rescapés, un des rares, qui a 80 ans maintenant et qui a revécu avec nous son passage à Kaunas/ Vilnius, en Lituanie… On n’a que des monuments, mais on n’a aucune tombe, je veux dire qu’on n’a pas eu la possibilité de se recueillir.
Donc, je reviens à Grandrieu. On a eu un coup de téléphone d’amis nîmois, fin 44, qui nous ont annoncé, encore qu’on avait la radio, on avait quand même des nouvelles, on écoutait « Ici Londres », etc., Donc on a eu vent du débarquement sur la côte méditerranéenne et la libération de Nîmes, en partie par les Résistants, d’ailleurs. Moyennant quoi, début 45, on est revenu, on a trouvé notre appartement, on habitait à la rue de Soissons, presque intact parce que la propriétaire, on ne lui avait pas payé le loyer, elle nous avait mis les scellés ! Elle avait quand même barboté pas mal de petites bricoles, mais l’essentiel, les meubles, les armoires, les lits, tout ça était là. On a pu récupérer cet appartement. Et puis, ensuite, il a fallu se mettre au travail. Et c’est là où la maman Taragano, je peux vous dire que ça a été une maîtresse femme, parce qu’elle a retrouvé, et elle a été aidée d’une manière extraordinaire par des grossistes français que je peux citer de mémoire, surtout un : la famille Dié, il y a encore une famille Dié ici, sur Nîmes, qui lui ont fait un crédit absolu : Venez, prenez de la marchandise et vous nous payerez quand vous pourrez. Et on a repris l’activité de forain sédentaire autour des Halles. Parce qu’on n’avait pas la possibilité de faire des marchés, etc.

En fait, les premières informations sur les camps, on les a eues, essentiellement, grâce aux Américains, à l’armée américaine. Je ne me rappelle plus de son nom, je pense que c’était le général Eisenhower, à l’époque, mais je n’en suis pas certain, qui, lorsque les troupes américaines sont arrivées à Auschwitz1, jamais, ils ne s’attendaient à voir un spectacle tel que celui-là. Et, dans toute armée qui se respecte, il y a un service qui prend des photos, qui filme, et le général Eisenhower, si tant est que ce soit lui, mais peu importe, ce général américain a dit à ses soldats : Filmez-moi ça, au centimètre près parce que, dans 50 ans, écoutez bien, ce que je vais dire est important, parce que dans 50 ans, on dira que ça n’a pas existé ! Donc, c’était déjà une prémonition sur le négationnisme.
Et pour la petite histoire qui est quand même, disons, particulière, pour ma tante, parce que mon grand-père, on savait qu’il ne reviendrait pas de toute façon, 76 ans, bon !…. Il y avait à l’avenue Feuchères une voyante, je ne me souviens pas de son nom maintenant, qui avait une réputation extraordinaire. On y est allé en famille, maman, ma grand-mère paternelle et moi. Et nous avons appris par cette dame : Votre mari, vous ne verrez pas (à ma mère), il est mort, votre mari (à ma grand-mère), vous ne le verrez pas, mais pour la tante, vous allez certainement avoir des nouvelles et vous allez la revoir ! On est parti et on s’est dit : bon, c’est une voyante….
Et, dans le mois qui a suivi, on a eu un coup de téléphone de je ne sais plus quel organisme qui était à Paris et qui gérait le retour des rescapés, qui était basé à l’hôtel Lutetia à Paris : Nous avons une Laure Taragano qui vient d’arriver de Russie. Est-ce que vous connaissez ? Oui, on connaît, évidemment ! Dans quel état elle est ? Bon, ben, ça va, elle est d’une santé précaire, etc. Vous allez recevoir un télégramme dans quelque temps qui vous annoncera le retour de la tante Laure. Et on a eu le télégramme et on est allé la chercher à la gare de Nîmes.
Donc, la gare de Nîmes, pour nous, c’est vraiment quelque chose d’extraordinaire ! Le départ de mon père, l’arrestation de mon père là-bas, le retour de ma tante, etc. Et puis, maintenant, tout le boulot qu’on a fait où on débouche sur cette plaque commémorative, c’est extraordinaire !

Je crois qu’on a évoqué l’essentiel, de toute façon. Je pense qu’il n’est pas utile d’en rajouter. L’essentiel a été dit.
Des familles juives qui ne pratiquaient pas la religion ?

Il n’y a pas eu de distinguo entre les pratiquants et les non pratiquants. Mais votre question m’amène à un comportement personnel. A savoir que, moi j’avais 10 ans en 44, 5 ans après, à 15 ans, je quitte l’école après mon BEPC, mais déjà j’étais très aguerri, je lisais le journal, j’écoutais les informations et j’ai appris tout ce que j’ai évoqué là, tout ce qui a été le calvaire des Juifs de France. Ce qui m’amène à mon comportement personnel. Vous parliez des croyants et des non-croyants. Moi, je ne crois plus en Dieu, je ne vais plus à la synagogue, ou très rarement, parce que j’aimerais qu’on me donne une explication sur la mort de 6 millions de Juifs et surtout d’1 million et demi d’enfants ! Parce que les rabbins avec lesquels j’ai discuté d’une manière très virulente, à l’époque, et j’ai encore eu des discussions en Israël, il n’y a pas longtemps avec des Juifs pratiquants qui faisaient état du commentaire du grand rabbin d’Israël actuellement, le Sépharade, celui-là, et qui disait : Mais si nous avons été punis c’est parce que nous avons péché ! Or, j’ai toujours dit, en tant que gamin, j’avais 15 ans, 15 ans et demi, j’ai failli faire le coup de poing, à l’époque, j’ai toujours dit : Les adultes, à la limite, je veux bien l’accepter, mais 1 million et demi d’enfants, jamais je ne l’accepterai ! Et qu’il y ait un Dieu qui ait pu, pour son peuple élu dont je fais partie, aujourd’hui, s’il y avait un referendum, ce ne serait peut-être plus la même chanson ! Oui, mais c’est sérieux ce que je dis ! Donc, tant que je n’aurai pas une explication rationnelle, et il n’y en aura pas parce qu’il n’y a pas de raison d’en avoir, je respecte les gens qui vont à la synagogue et qui sont croyants, pas de problème. Mais, respectez-moi en tant qu’homme qui suis resté autant sinon plus juif que vous ! parce qu’on n’est pas Juif parce qu’on est pratiquant à la synagogue ! On est Juif dans sa tête et dans son cœur et en appliquant les 10 commandements !