Cet article est paru à l’origine dans le numéro 71 de la revue belge « Los Muestros ». Vous pouvez télécharger la version originale en pdf sur ce lien : LM 71 c’est un juste
Du plus profond de la nuit de la Shoah des lumières ont brillé.
Mon père, Nissim, a été arrêté le 12 décembre 1941 par la police française. Il n’aurait pas dû l’être. Originaire d’Andrinople, ayant vécu à Istanbul avant de s’installer en France avec toute sa famille en 1930, il avait la nationalité espagnole. Par une de ces bizarreries de l’Histoire, les Juifs chassés d’Espagne en 1492 et accueillis dans l’Empire ottoman avaient conservé leur culture espagnole et surtout leur langue, le judéoespagnol. Quand l’homme malade de l’Europe fût dépecé par les puissances occidentales celles-ci distribuèrent des passeports qui permettaient aux ressortissants juifs de bénéficier d’une relative protection. Ainsi de Salonique à Istanbul (Constantinople) en passant par Edirne (Andrinople) la communauté judéo-espagnol se retrouva affublée qui de passeport italien, autrichien, français et bien sûr espagnol. Edgar Morin explique dans son livre sur son père que celui-ci arriva même à obtenir une pièce d’identité avec la mention, nationalité Salonicienne !!!
D’autres gardèrent la nationalité turque et d’autres encore la grecque. Cette macédoine aurait eu un côté cocasse et plutôt sympathique si elle n’avait conduit à des situations dramatiques au moment de la Catastrophe. Concernant les citoyens espagnols un nouvel événement allait intervenir en 1924 lorsque le gouvernement de Primo de Rivera accorda à tous les protégés espagnols la citoyenneté pleine et entière à condition de faire quelques démarches administratives auprès des Consulats.
Pour bien comprendre les bizarreries de l’Histoire il faut savoir qu’à cette époque le décret d’expulsion des Juifs signé par les rois très catholiques Isabelle et Philippe en 1492 n’était pas abrogé. Pour revenir plus précisément à mon père, le point de départ de son histoire tient à ces fameuses démarches administratives. Parmi les Juifs reconnus par le Consulat espagnol à Paris, environ 2000 semble t-il, il y avait ceux qui étaient parfaitement en règle et donc avaient la nationalité espagnole et ceux qui pour diverses raisons n’avaient pas complètement rempli les conditions et qui avaient le statut de « protégé ». En temps normal, il semble que la différence ne fût pas très importante, en 1940 cela changeait tout.
Mon oncle Menahem, Maurice, était pour les autorités d’occupation et leurs collaborateurs, un apatride et c’est
lui que les policiers français étaient venus chercher ce 12 décembre. J’appris par la suite en lisant les textes de Serge Klarsfeld que ce jour était celui de la rafle des « notables »(1) , tous les grands avocats juifs, les présidents de tribunaux, de banquiers…Mon oncle et mon père n’avaient rien de notables mais les policiers français moins efficaces que leur collègues allemands n’avaient trouvé que 743 notables. Il fallait compléter pour atteindre le quota de 1000 fixé par les nazis. D’où le recours à l’arrestation de Juifs apatrides. Mon oncle. Mais bien lui en fît, il était absent de la maison ce jour là. En revanche mon père, malade, il venait de subir une opération, lui était présent : si ce n’est toi c’est donc ton frère. Bien qu’Espagnol il fût arrêté et envoyé au camp de Compiègne, camp que Jean-Jacques Bernard, fils de Tristan nommera dans son très beau livre « le camp de la mort lente ». Mon père en est sorti le 14 mars 1942. Cette date est loin d’être innocente puisque le 27 mars 1942 partait de Compiègne le premier convoi de déportés de France. Serge Klarsfeld dans son mémorial cite un télégramme de Lishka « il s’impose de façon urgente de déporter le plus rapidement possible les mille Juifs arrêtés au cours de l’action du 12 décembre 1941 » (2)
Si mon père en sortit c’est grâce au dévouement et à l’efficacité du consul d’Espagne à Paris Bernardo Rolland. Consul d’un pays « ami » de l’Allemagne, mais indigné par les persécutions dont souffraient les Juifs le Consul fît tout ce qui était en son pouvoir pour changer le destin de ceux qui étaient promis à une mort certaine. Dès les premières mesures antisémites il envoya télégrammes sur télégrammes à sa hiérarchie, plutôt pro allemande, pour la convaincre de faire quelque chose en faveur des Juifs espagnols. Il écrivit de nombreuses lettres aux autorités d’occupation et aux autorités collaboratrices en leur disant que la loi espagnole ne faisait pas de distinction de race. Par son acharnement il réussit à faire sortir de nombreux Juifs de Compiègne et de Drancy, notamment en signant des certificats de nationalité espagnole à des personnes qui étaient protégées et qui donc « normalement » n’y avaient pas droit. Il mit à la disposition de quatre Judéo-espagnols dont Nick et Enrique Saporta y Beja, cousins de ma mère et Elias Canetti cousin du prix Nobel de littérature, un bureau au sein même du consulat pour lui signaler tous les cas de personnes en danger. Il permit à des dizaines de personnes de gagner individuellement l’Espagne.
Pour qu’elles ne soient pas inquiétées par les Allemands, il les fit voyager dans les wagons plombés de la Phalange. Et surtout quand il comprit que même la nationalité espagnole ne constituerait plus une protection, il entreprit auprès du Ministère des Affaires étrangères espagnol des démarches pour que les Judéoespagnols puissent êtres rapatriés collectivement en Espagne. A cette époque le Gouvernement espagnol n’acceptait qu’au compte-gouttes les entrées individuelles de Juifs. Le Consul s’est battu de toutes ses forces pour obtenir l’autorisation d’organiser des convois. Malheureusement son action n’a pas plu à son Ambassadeur et au Ministère, il fût renvoyé de son poste et retourna en Espagne. Il ne pût donc organiser le convoi qui le 10 août 1943 emmena mon père vers l’Espagne ainsi que 80 autres Judéo-espagnols, c’est ce que fit son successeur qui termina son travail.
Ainsi je considère que le Consul Bernado Rolland a sauvé deux fois mon père Nissim de Tolédo. Il a également sauvé ma mère Nora Saporta, mes deux grands mères Rose Givre-de-Tolédo et Esther Asseo-Saporta, mon grand-père Joseph Saporta ainsi que ma tante Daisy Saporta. Dans un certain sens je lui doit la vie, car sans lui… d’autant que mon père et ma mère se sont rencontrés dans le convoi les menant en Espagne.
Comme une bonne partie de l’action du Consul Rolland était clandestine et parfois illégale, il est très difficile de dire combien de personnes il a sauvé (3) . Pour ma part j’estime ce sauvetage à au moins trois cents personnes mais je reconnais que c’est une approximation qui doit beaucoup à l’intuition, même si depuis quelques temps j’ai réussi à accumuler des documents d’archives notamment grâce aux démarches de madame Arancha Gorostola qui a tourné un film sur le Consul pour la télévision espagnole. L’ensemble de ces documents je les ai transmis à Yad Vashem car il me semble pour le moins de notre devoir de faire obtenir la médaille des Justes au Consul Rolland.
Pour compéter le dossier qui est actuellement à Jérusalem, j’ai besoin de tous les témoignages de personnes ayant
été sauvés par le Consul Rolland ou des descendants de ces personnes ou même de gens ayant des renseignements
sur son action durant la guerre.
D’avance Merci,
Alain de Tolédo
Malgré tous nos efforts depuis plus de dix ans, Yad Vashem n’a toujours pas attribué la Médaille des Justes entre les Nations au Consul Rolland, homme désigné par la gestapo « ami des Juifs », gestapo qui demanda et obtint du Gouvernement espagnol que le Consul Rolland soit retiré de son poste à Paris.
NOTES :
1) Rafle organisée en représailles à l’entrée en guerre des Etats-Unis que les Allemands attribuaient au « lobby
juif »
2) Serge Klarsfeld précise que sur 1112 hommes on compta 19 survivants en 1945
3) Dans tous les pays « amis » de l’Allemagne des Consuls se sont battus pour protéger leurs Juifs nationaux. Mais ils se sont battus avec plus ou moins de conviction et parfois pas du tout comme le montre l’exemple de la famille du professeur Haïm Vidal Sephiha, déporté de Bruxelles, malgré sa nationalité turque. A Paris mon oncle par alliance, Albert Gattegno et sa femme Lily Saporta, ont été sortis deux fois de Drancy par le Consul turc et partirent avec leurs deux enfants Jacqueline et Jean-Claude en 1944 pour Istanbul.