Je suis boulevard de Courcelles à Paris, devant le numéro 90. C’est un immeuble haussmannien, plutôt élégant et discret, qui doit même procurer un certain sentiment de sécurité à ceux qui y demeurent.
Je reste figée sur le trottoir, j’observe le balcon, celui du second étage.
J’ai retrouvé une photo prise sur ce balcon. Les arbres du boulevard venaient juste d’être plantés, ils étaient encore frêles et petits, pas magnifiques comme maintenant. Cette photo montre mon père et ses parents sur le balcon.
Y a-t-il une date au dos de la photo?
Non, dommage.
Mon père a quel âge ?
Je demeure un instant dans le passé.

Maintenant, je pousse la lourde porte cochère de l’immeuble, je passe sous le porche, je traverse le hall et enfin l’escalier.
Je le monte lentement.
Je suis au deuxième. Quelle porte ? La gauche ou la droite ?
Je me décide après de longues secondes à sonner.
Personne ne répond.
Vous ne comprenez pas, pourquoi toutes mes hésitations, mon manège ?

J’éprouve une certaine appréhension.
La crainte, probablement, de découvrir des choses pires que celles que je sais déjà. Des choses tues depuis toujours pour nous protéger ou parce qu’elles faisaient trop mal à ma famille ou encore, plus simplement, parce que ma famille ne les connaissait pas.

Le ciel va-t-il nous tomber sur la tête une seconde fois ?
Quand cela est arrivé, la première fois, je n’étais pas née.
C’est ici qu’en quelques secondes le destin de ma famille s’est joué.

Nous sommes le 14 Août 1943, un samedi. Il est environ cinq heures de l’après-midi. La milice française vient d’arriver dans l’immeuble, les miliciens montent directement au quatrième.
Ils ne trouvent personne. Ils redescendent mais, arrivés devant les boîtes aux lettres du rez-de-chaussée. Ils voient le nom de ma famille inscrit sur une des boîtes. Immédiatement, ils décident de remonter au second étage.

Mercado, mon grand père paternel

Dans l’appartement, il y a, à ce moment-là, mon oncle Joseph, son frère Jacques, sa femme et leur bébé. Il y a aussi mes grands-parents, Mercado et Sultana et la sœur de mon grand-père, Rifka; il y a aussi Rébecca, une cousine ainsi que deux de leurs amis.

Sultana, ma grand-mère paternelle

Un des miliciens frappe à la porte d’entrée.
À l’intérieur, Joseph regarde sa mère, Sultana :
« Attends-tu quelqu’un, une amie peut-être ? »
« Non, mon chéri.»
Personne ne bouge, chaque bruit étant dorénavant devenu une menace.
On frappe à nouveau, mais les coups sont plus violents.
Que faire ?
« Ils vont défoncer la porte ! », dit mon grand-père.
Joseph se lève lentement et va ouvrir la porte d’entrée.
Un des miliciens lance.
« La famille Cohen habite ici ?»
« Oui » répond Joseph.
« Veuillez nous suivre.»
Tous s’habillent à la hâte. Ils prennent chacun une petite valise, y mettent quelques vêtements.
Avant de sortir, ils prennent leur manteau et leur chapeau.
Ils quittent l’appartement en se retournant comme s’ils savaient que c’est la dernière fois. En descendant les escaliers, des larmes coulent le long des visages des femmes.
Les miliciens les font monter, sans le moindre ménagement, dans des camions qu’ils avaient stationnés, juste devant la porte.

Non, loin de là, face à l’une des entrées du parc Monceau, convergent quatre rues en étoile. Aussi insensé que cela puisse paraître, au même moment mon père arrive avec son copain, à l’intersection de l’une de ces rues. Mais aussi le petit Marcel six ans, le fils du frère de mon père et Jeanne, la jeune bonne. Eux aussi, au même moment, sortent du parc et arrivent sur le trottoir d’en face. Tous assistent en direct, à l’arrestation de leur famille.

La première réaction de mon père, c’est de vouloir rejoindre ses parents. Mais son ami l’agrippe fortement par le collet et l’empêche d’y aller. Quant à la jeune bonne et l’enfant, ils ont remarqué le geste que vient de leur faire la maman du petit Marcel, juste avant de monter dans le camion. Un geste qui veut dire « Allez-vous-en, allez-vous-en ». Jeanne prend aussitôt l’enfant dans ses bras et le serre fort sur sa poitrine.
Les deux camions s’éloignent avec ma famille.

Quelques uns des habitants de l’appartement sur le petit balcon, 4 d’entre eux
furent déportés

Vous comprendrez peut-être pourquoi il a été impossible à mon père, toute sa vie, de nous raconter cette scène. Pourtant un jour il l’a fait, vers l’âge de quatre-vingt-cinq ans, quand j’ai osé enfin lui demander.
Sa douleur a immédiatement ressurgi, béante et insupportable, comme si tout cela venait de se passer la veille.
Peut-être, comprendrez-vous, pourquoi je suis dans la rue à essayer de reconstruire le défilement de toutes ces images.

 

Drancy

 

À Drancy, ils y restent du 14 août 1943 au 2 septembre 1943.
Malgré les conditions effroyables, ils réussissent à écrire une missive, qui par miracle est arrivée à sa destinataire
C’est une courte lettre que Joseph écrit à Marie, la femme de son frère Jacques. Marie, qui contrairement, au reste de ma famille, a été conduite à l’hôpital Rothschild en attendant que sa petite fille ait six mois.
Cette missive est sur une simple feuille de papier quadrillé; sans doute le seul papier qu’ils ont pu trouver.
Je remarque que c’est Joseph qui, en chef de famille, l’écrit. Cela traduit l’importance du message qu’il a envoyé.
Il écrit :
« Nous allons partir d’ici d’un jour à l’autre. Sois très courageuse et ne perds pas la tête.
Je veux que tu comprennes le danger que courent tous ceux qui viennent te visiter pour notre petit cousin, oncles et autres.
Tu dois faire le sacrifice de ces visites même s’il est vrai que jusqu’à présent rien n’est arrivé, mais quand ça arrive, il est alors trop tard, comme cela a été le cas pour nous tous. »

Il annonce et prévient de ce qui leur arrive; il indique la conduite à tenir dorénavant. Il modifie les degrés de parenté des membres de la famille pour les protéger, tout en essayant de les prévenir du danger qu’ils courent désormais.

« Mais quand ça arrive, il est alors trop tard, comme cela a été le cas pour nous tous. » Je tourne et retourne toutes ces phrases dans ma tête, les dernières qu’on a de lui. Elles me révèlent ce qu’il pensait à ce moment-là de la situation et de la conduite à tenir.

Tout est là, concis, précis. En peu de mots, il réussit à dire l’essentiel et en plus, il parvient à traduire l’essence de ma famille. Une famille aimante qui protège, qui conseille, qui se sacrifie pour ses membres.
Ils vont rester enfermés dans l’enfer de Drancy pendant plus de quinze jours.

Départ de Drancy

 

Les familles ont été regroupées pour monter dans des convois. D’abord dans des bus qui les emmènent à la gare de Bobigny.
Pour la première fois de ma vie, j’ai entre mes mains un document qui est la preuve de leur déportation.
Ils étaient tous dans le convoi 59 du 2 septembre 1943.

Suzy Cohen