Rouben Romano : un destin tragique.
Pas facile de renouer le lien avec moi-même, ce que je suis. Sur ma carte d’identité, il y a écrit « Robert Romano ». Mon prénom légal. Depuis quelques années, je cherche mon vrai prénom, celui de mon grand-père inconnu Rouben (Reouben ou Reuben), dont les cendres se sont mêlées à la terre polonaise. Après la guerre, le silence, la crainte d’être ce qu’on est. On n’a pas osé m’appeler ainsi. Comme je comprends ! Mais quelle rupture avec le passé. Pour moi et ceux qui me suivent. Une rupture qui a conclu la vie tragique de Rouben.
Mon grand-père est né en 1862 à Salonique. Dans cette ville portuaire dominée par les Ottomans, où les Juifs ont trouvé auprès de ces musulmans une terre d’accueil, où les Chrétiens ne les persécutaient plus. Et où ils ont vécu, avec leur langue et leurs traditions conservées pendant quatre siècles. Je ne sais rien des parents de Rouben, mes arrières-grands parents, je ne connais que leur nom, découvert récemment : Yacov Romano et Béa Lazare. A la suite du terrible incendie de 1917, plus aucune archive ne peut témoigner de leur existence. Seuls quelques souvenirs familiaux, quelques légendes aussi, et deux-trois photos, dont une encadrée de verre de Venise, accrochée au mur de l’appartement de mon enfance, me parlent de Rouben et me prouvent qu’il a bien existé.
Jusqu’en 1912 et l’hellénisation de Salonique, mon grand-père a d’abord vécu aisé, puis il a connu successivement tous les malheurs et toutes les horreurs qu’un homme peut connaître en plusieurs vies : le décès de sa première épouse, la confiscation de son entreprise par le gouvernement grec, la ruine après l’incendie de 1917, la pauvreté dans les baracas du quartier du Vardar, l’exil vers la France en 1931, une vieillesse difficile dans un taudis de la rue Basfroi à Paris, et enfin, l’inimaginable, à 80 ans, en 1942, la déportation et le voyage sans retour vers Auschwitz. Les malheurs de Job ne sont que des petites péripéties à côté de ces épreuves auxquelles fut soumis mon grand-père.
Reuben a perdu sa première femme très jeune. Elle s’appelait Reina Bitran. Avec elle, il a eu tout juste le temps d’avoir un enfant : Léon. Celui-ci a eu la chance de passer son enfance dans une certaine opulence. La légende familiale dit qu’il roulait dans un petit fiacre tiré par un poney. Instruit, élève le l’école de l’Alliance israélite universelle, il deviendra dentiste plus tard à Paris.
Comme c’était la coutume, après la mort de Reina, Rouben épousa sa sœur Rachel (il y avait également une troisième sœur Bitran qui s’appelait Perla et qui épousa un Policar, c’est la grand-mère maternelle du chanteur israélien Yehuda Poliker). Rachel est ma grand-mère, née en 1886, qui lui a donné trois fils (Yaco, Samy et Lieto mon père) et deux filles (Régine et Marie). Ces enfants d’un second mariage ne connurent pas ou très peu la période de prospérité et ne bénéficièrent pas de la même instruction. Ils furent élevés essentiellement dans le quartier pauvre des réfugiés du Vardar. Mon père Lieto, paradoxalement, n’a jamais décrit son enfance là-bas comme quelque chose de malheureux. Au contraire, pour lui, c’était un paradis perdu. Les borekas , la pastèque, les ragoûts de haricots, et aussi les raisins gros comme des prunes, le ciel bleu et les étoiles qu’on pouvait décrocher à la main, faisaient partie de la légende nostalgique qu’il s’était créée. Dans ses paroles, tout ne relevait pas d’un mythe nostalgique. Je suis allé avec lui à Salonique et j’ai pu vérifier par moi-même que son imagination n’était pas toujours plus belle que la réalité.
Avant la naissance de mon père en 1916, Reuben avait été riche. Il possédait une carrière de pierres sur les hauteurs de la ville. Mon oncle Samy m’a raconté que lorsqu’on y maniait l’explosif, tout le monde râlait dans la ville à cause du bruit en s’exclamant « Ah, c’est encore Romano ! ». Reuben y employait une quarantaine d’ouvriers, payés, raconte-t-on, avec des pièces d’or, par mon grand-père assis à la terrasse d’un café et fumant le narguilé. Ce « pacha oriental » portait à cette époque, dit-on, le pantalon bouffant et une large ceinture à la turque. Mon père racontait que l’architecte juif Elie Modiano, qui a bâti le marché qui porte son nom, venait parfois le chercher chez lui en fiacre. Sans doute lui fournissait-il la pierre dont il avait besoin pour bâtir ses maisons. Une maison, Rouben, lui aussi, en avait une belle qui se situait, d’après mon père et ma tante Marie, dans une avenue entre l’église Sainte-Sophie et la mer.
Cette vie de seigneur n’allait pas durer. En 1912, après l’arrivée des Grecs et la dislocation de l’empire ottoman, l’entreprise de Reuben est expropriée sans aucun dédommagement. Heureusement, mon grand-père possède des maisons qu’il loue. Ce qui lui permet de continuer à vivre assez aisément jusqu’en 1917. Le 18 août 1917, hélas, un terrible incendie détruit les quartiers juifs de la ville. La maison de Rouben et de sa famille, ses propriétés louées sont victimes des flammes. Mon oncle Samy se souvient que tous dormaient dans la maison sans toit au milieu des ruines, sous la pluie, avec une tente pour seul abri.
La cause de l’incendie est toujours discutée. La thèse officielle invoque un feu qui se serait déclaré chez un réfugié de guerre qui utilisait du charbon, une étincelle dans sa cuisine aurait touché un tas de paille ; le feu se serait répandu rapidement à cause du vent et des maisons en bois, serrées les unes contre les autres, dans des ruelles étroites. De plus, on m’a raconté qu’il n’y avait pas vraiment de brigade de pompiers et que la consommation d’eau était limitée à cause des besoins importants des camps militaires des troupes alliées qui à cette époque avaient leur siège dans la ville.
Les mauvaises langues ont un autre avis et soupçonnent une main criminelle ou, tout du moins, un étrange laisser-faire. Il faut dire que le gouvernement grec nationaliste avait tout intérêt à voir disparaître ce quartier juif très insalubre pour y construire une ville moderne et, surtout une ville hellénisée. La suite des événements, d’ailleurs, donne du crédit à cette thèse. En effet, contrairement à ce qui s’était passé à la suite d’un autre incendie en 1890, le gouvernement grec interdit la reconstruction et expropria les 4000 propriétaires de la zone incendiée.
Quoi qu’il en soit, l’incendie de 1917 à Salonique est un tournant historique : c’est le moment où celle qu’on appelait la Jérusalem des Balkans est véritablement devenue la cité des Grecs. Les 70 000 sinistrés vont être contraints d’aller habiter dans les faubourgs de Salonique. Mon grand-père et ses enfants vont vivre dans des « baracas » dans le quartier du Vardar jusqu’en 1931. Dès cet instant, il prend la décision d’envoyer en France son fils aîné Léon et son épouse Sarah Frantzi , la fille d’un marchand de volailles. Mariés pour la circonstance, ils sont envoyés en éclaireur dans le pays qu’ils pensaient être celui des droits de l’homme. Arrivé à Paris, Léon suit les cours de l’école dentaire en auditeur libre. Puis il installe un cabinet 58 rue de Saussure dans le 17ème arrondissement, et un autre rue Popincourt.
En 1931, date du pogrom raciste de Campbell à Salonique, Reuben et l’ensemble de la famille Romano (sauf ma tante Marie qui, semble-t-il, est venue plus tôt) décident de rejoindre Léon. Ils débarquent par un matin gris à la gare de Lyon. Ils sont désorientés par ce manque de lumière. Ils vont se réfugier à la seule adresse qu’ils connaissent : 58 rue de Saussure, chez le fils aîné de la famille. Trop nombreux, ils n’y resteront pas longtemps. Ils trouvent un petit logement de deux pièces dans le quartier des Orientaux au 48 rue Basfroi dans le XIème arrondissement. Là, dans ce que mon père appellera toujours « Le Quartier », entre les rues de la Roquette et Popincourt, ils vivront chichement pendant une dizaine d’années : ma grand-mère faisait, paraît-il, des ménages pendant que mon grand-père s’évadait dans la boisson. Ils profiteront néanmoins des largesses de Léon qui gagne bien sa vie et s’achète une maison au bord de la mer à Cayeux – appelée fièrement « villa Romano »-, ainsi qu’une belle voiture devant laquelle il aime poser entouré des siens. Cette vie difficile n’aura pas le temps de s’améliorer. Le 5 novembre 1942, en pleine nuit, la police française rafle tous les Juifs du quartier, les « Hellènes » comme l’administration d’alors les appelle. Reuben va vivre, cette fois, le pire, l’inimaginable. A 80 ans, en plein sommeil, il est violemment arrêté avec sa femme Rachel, son fils Jacques, l’épouse de celui-ci Allègre et sa petite fille Sarah âgée de 7 ans, sa fille Régine, l’époux de celle-ci Liaou Taboh et sa petite fille Béatrice âgée de 11ans, ainsi que son frère Barouch et sa femme Reina. Le 9 novembre, ils quitteront le camp de Drancy par le convoi 44. Les documents officiels indiquent que Rouben et les siens ont tous été gazés à Auschwitz le 14 novembre 1942. Sauf Jacques, le seul survivant, pour ne pas dire le seul ressuscité.
Et Léon dans tout ça. Léon était prévoyant. Il avait loué anonymement une chambre rue de Saussure, à côté de son domicile, pour que lui, son épouse et se trois filles passent la nuit, croyait-il, en toute sécurité. Or, cette nuit-là du 5 novembre, exceptionnellement, son épouse Sarah et sa fille Estelle sont restées dans le pavillon du 58 rue de Saussure, pour préparer les fiançailles de cette dernière. Tout se serait bien passé si un « brave citoyen » n’avait pas crû bon de les dénoncer. Un certain Emeric Fogarassy, sympathisant nazi, a fait sa lâche besogne. Il aurait même aidé les deux policiers à accomplir leur mission en leur disant que les deux femmes étaient bien présentes dans le pavillon alors que les gendarmes, après avoir frappé à la porte et n’ayant pas de réponse, s’apprêtaient à rentrer bredouilles. Sarah et Estelle sont mortes à Auschwitz. La jeune Estelle, selon la fiche du camp d’Auschwitz, n’a tenu le coup qu’un mois : elle serait morte «d’une cachexie ou cathare intestinale», en mots simples des suites d’une malnutrition. Fogarassy fut condamné à mort en 1945 par la cour de justice de la Seine. Sa peine fut commuée en travaux forcés à perpétuité.
Léon, qui était resté incognito dans la chambre louée, accompagné, selon ma cousine Irène Romano-Fernandez, de mon père Lieto (qui échappa ainsi lui aussi à la rafle des « Hellènes »), furent sauvés. Ils partirent se cacher à Levallois (ou Asnières ) chez des amis, la famille Barouh (celle du chanteur et comédien Pierre Barouh) . Ils y restèrent jusqu’à la fin de la guerre.
Samy, un autre frère de mon père, a également échappé à la déportation. Il est vrai qu’il vivait en Bretagne et que les Juifs n’y étaient pas nombreux. De plus, il était marié avec Jeannette, une pure bretonne à la peau très blanche avec des taches de rousseur. Samy, engagé volontaire, tout comme Jacques et Lieto en 1939, avait été fait prisonnier en Allemagne. De retour au pays bigouden, il a participé à la Résistance avec son épouse Jeannette qui était agent de liaison et transportait à bicyclette les messages qu’on l’avait chargée de transmettre. Marie, elle, réfugiée avec son époux Jacques Arditti en zone libre à Montauban, échappa aussi aux rafles de 1942.
Ensuite, après la guerre, les vivants ont essayé, après la mort, de faire gagner à nouveau la vie. Je me dois de dire qu’ils y ont réussi et firent de nombreux enfants. Je suis de cette génération d’après-guerre qui n’a pas vécu ce cauchemar mais qui en a reçu l’héritage si lourd à porter. Et qui se doit non seulement de ne pas l’oublier, de le transmettre, mais aussi et surtout de lutter contre les causes qui l’ont engendré.
Je dois bien ça à mon grand-père inconnu, dont j’aurais dû porter le nom : Rouben