Dans sa lettre hebdomadaire le rabbin Daniel Farhi présente le Mémorial des Judéo-Espagnols déportés de France et montre toute son importance pour l’histoire des Judéo-Espagnols, pour l’histoire de tous les Juifs mais aussi pour l’histoire de la France.

 

La semaine dernière est enfin paru ce livre essentiel que nous attendions tous : « Le Mémorial des Judéo-Espagnols déportés de France ». Cette parution a été accompagnée d’une cérémonie solennelle au Mémorial de la Shoah le 13 juin et de conférences le lendemain dans le même lieu. C’est au cours de la cérémonie du 13 juin que Me. Serge Klarsfeld, président des Fils et Filles des Déportés Juifs de France (FFDJF), prononçant le principal discours dans la crypte du Mémorial, a qualifié le Mémorial des Judéo-Espagnols déportés de France de « monument de papier » pour lequel il a chaudement félicité son concepteur, M. Alain de Tolédo. Modeste, celui-ci a tenu à rappeler qu’il n’était pas seul pour la réalisation de ce monument, et de citer les noms de l’équipe avec laquelle il a travaillé durant plusieurs années.

Il est difficile de rendre compte de la somme inouïe que représente ce Mémorial. Parti pour être le relevé des noms des déportés judéo-espagnols de France, il est apparu très vite à l’équipe de rédaction que ce ne serait pas suffisant. Des noms, des prénoms, des lieux et dates de naissance, des dates d’arrestation et de déportation auraient été autant de précisions nécessaires mais pas suffisantes pour décrire le contexte historique de cette communauté de Juifs originaires des pays de l’ancien empire ottoman immigrés en France dans les années 1920. Des Juifs pour la plupart imprégnés de culture française grâce aux écoles de l’Alliance Israélite Universelle, d’où leur choix de la France au moment de fuir leurs différents pays d’origine du fait des événements politiques connexes à la première guerre mondiale qui a redistribué les cartes de la géopolitique régionale.

Donc, au fil des mois, un livre de 300 pages s’est mué en un pavé de quelque 719 pages, imprimé en mode « paysage » plus pratique pour la consultation des listes, et pesant deux kilos ! Grâce à la collaboration d’éminents historiens, sociologues, etc., ce Livre (la majuscule est volontaire) a su retracer, pour leur donner un « un nom et une main » (Isaïe 56:5), יד ושם, yad vashem, le long et douloureux voyage de nos frères français et étrangers originaires de différents pays, et dont la langue commune était le judéo-espagnol, depuis la France qui les avait accueillis jusqu’à Auschwitz, en passant par Drancy, Pithiviers, Beaune-la-Rolande. – A ce point de ma chronique, je ne saurais mieux faire que de céder la parole au maître d’œuvre, Alain de Tolédo :

Depuis l’expulsion d’Espagne jusqu’à la décision nazie de les exterminer, les Judéo-Espagnols ont cultivé leur langue, leurs traditions et se sont enrichis des cultures des pays où ils ont construit leur communauté. Pris dans la tourmente de l’extermination nazie, les Judéo-Espagnols, comme bien d’autres communautés européennes, ont été confrontés à la volonté d’anéantissement tant des hommes que de leur culture. De fait, sur les 350 000 Judéo-Espagnols que comptait le pourtour méditerranéen en 1939, plus de la moitié a été assassiné par les nazis et leurs collaborateurs. Ce chiffre fut longtemps masqué par l’ampleur de la Shoah et son total de 6 millions de victimes dont 75 000 Juifs de France. Pourtant, il nous a semblé important de mettre en lumière aujourd’hui, alors que les mécanismes de la destruction sont mieux connus, le sort de cette communauté minoritaire mais vivace et dynamique dans la France et l’Europe de l’entre-deux-guerres. Il ne s’agit nullement de faire une distinction ou d’établir une hiérarchie parmi les victimes de la Shoah. Au contraire, nous sommes convaincus que l’étude du particulier permet une meilleure compréhension du général et nous espérons que de la recherche sur le sort des Judéo-Espagnols de France découlera une meilleure connaissance du génocide des Juifs en France […] La première étape du projet sera bientôt atteinte avec la publication du Mémorial des déportés Judéo-Espagnols de France. Cet ouvrage qui contiendra, outre la liste détaillée de plus de 5000 déportés judéo-espagnols, des articles de contextualisation et des témoignages méritera une prolongation, un enrichissement. C’est l’objet de ce site. Dans la continuité du Mémorial, nous espérons mettre à la disposition des familles, des descendants, des chercheurs mais aussi de tous ceux qui souhaitent lutter contre l’oubli, les informations, les témoignages et les portraits qui ne pouvaient pas tous être publiés dans la version papier. Ce site est évolutif, il s’enrichira au fur et à mesure des avancées de la recherche, de la découverte des documents et des témoignages et des apports que chacun pourra être amené à y faire.

En 2003, une première étape était franchie dans la lutte contre l’oubli de la spécificité des déportés de langue judéo-espagnole de France par l’apposition d’une nouvelle stèle, s’ajoutant aux vingt déjà existantes et reprenant le texte rédigé dans les différentes langues parlées par ceux qui trouvèrent la mort en ce lieu maudit. Le texte dit ceci : « Que ce lieu où les nazis ont assassiné un million et demi d’hommes, de femmes et d’enfants, en majorité des Juifs de divers pays d’Europe, soit à jamais pour l’Humanité un cri de désespoir et un avertissement. Auschwitz-Birkenau, 1940-1945. » L’apposition de cette plaque en judéo-espagnol, de nombreuses années après celles en d’autres langues, dut d’exister grâce aux efforts acharnés du professeur Haïm-Vidal Sephiha (ancien déporté) qui fonda l’association JEAA, Judéo-Espagnol à Auschwitz, dont le fidèle et actif vice-président est M. Michel Azaria à qui je dois la photo jointe. Simone Veil assistait à l’inauguration de la stèle.

Le Mémorial qui paraît aujourd’hui est une nouvelle étape dans ce travail de mémoire. Il a été préfacé par Serge Klarsfeld, auteur lui-même du magistral Mémorial de la déportation des Juifs de France en 1978, complété et réédité en 2013. C’est dire que le travail d’Alain de Tolédo et de son équipe a été approuvé et avalisé par la plus haute autorité en la matière. Si je peux me permettre un souvenir personnel : ma rencontre avec Alain remonte à bien plus de dix ans, lorsque j’étais au service du MJLF. J’avais marié Alain et Claude. Un jour, Alain vint me trouver à mon bureau pour demander si je pourrais le mettre en contact avec Serge Klarsfeld pour un projet qu’il avait de recenser les Judéo-Espagnols déportés de France. Je me suis dit que son projet apparaîtrait comme un doublon avec le Mémorial de Serge, mais il me convainquit que non et je lui permis la rencontre qui allait donner, plus de dix ans après, naissance au livre qui sort aujourd’hui. Autant le dire tout de suite : cette parution au mois de juin alors que l’atmosphère est plutôt aux vacances qu’à une réflexion grave peut paraître une gageure. Je suis convaincu qu’il n’en sera rien parce que la détente légitime qu’apportent les congés annuels n’est pas de nature à faire oublier l’essentiel. Eux aussi prenaient des vacances, allaient à la plage, profitaient des congés payés tout récemment acquis, et pourtant ils ont pris des trains vers « Pitchipoï ». En leur mémoire, nous vivons et donnons la vie sans oublier quoi que ce soit.

En conclusion d’un article dans Actualité Juive, Haïm Musicant a écrit : « On peut et on doit commander le Mémorial des Judéo-Espagnols déportés de France (29€) sur le site muestros-dezaparesidos.org ». A bon entendeur salut !

Shabbath shalom à tous et à chacun,

Daniel Farhi.