Entretien d’Alain de Tolédo, président de Muestros Dezaparesidos et auteur de « El Nehama al reverso » par Güler Orgun du journal El Amaneser

Güler Orgun : Comment avez-vous eu l’idée de mettre le dictionnaire de Joseph Nehama à l’envers ?

Alain de Tolédo : Je suis né après-guerre de mère Selaneklia et de père Ederneli. A la maison le judéo-espagnol était la langue dominante dans les conversations entre les parents, du moins jusqu’au décès de ma grand-mère lorsque j’avais dix ans. Toutefois, moi, ils m’ont élevé en français, ils ne s’adressaient à moi qu’en français. Eux, ils disaient qu’ils parlaient espagnol et comme de plus ils avaient la nationalité espagnole, ce qui les sauva pendant la guerre, cela me parut normal que des Espagnols parlent espagnol. Ce n’est qu’au Lycée que je compris qu’entre l’espagnol de mon professeur et celui de la maison il y avait une différence. Mais je n’ai pas eu la curiosité de demander le pourquoi de cette différence.

C’est la rencontre avec le professeur Haïm-Vidal Sephiha, vingt ans plus tard, que les choses commencèrent à s’éclairer. Et c’est lui qui me fit connaître le fabuleux dictionnaire de Joseph Nehama.

Or pour les gens de ma génération, éduqués en français, mais ayant entendu leurs parents parler judéo-espagnol la question était de connaître quel mot judéo-espagnol correspondait à un mot français. Or le dictionnaire de Joseph Nehama ne comportait que la partie judéo-espagnol/français. J’ai alors pensé prendre chaque correspondance entre un mot judéo-espagnol et un mot français et la mettre à l’envers d’où ce titre de Nehama al reverso.

Ainsi, dans le Nehama on trouve pour le mot judéo-espagnol abasreser trois mots français : approvisionner, ravitailler, fournir, ce qui donnera pour le Reverso :
approvisionner : abasteser,
fournir : abasteser,
ravitailler : abasteser.

Par ailleurs plusieurs mots judéo-espagnols vont avoir une même correspondance en français. Ainsi :
arrivo : arrivée,
venida : arrivée,
yegada : arrivée.
Ce qui donnera dans le Reverso :
arrivée : arrivo, venida, yegada.

G O : Quelles difficultés avez-vous rencontrées ?

A d T : Elles furent nombreuses. Tout d’abord le fait que je ne maîtrisais pas la langue et surtout que je ne suis pas linguiste. C’est donc un travail d’amateur que j’ai réalisé qui comporte certainement beaucoup d’insuffisances, mais j’ai pensé que c’était mieux que rien et je me suis fait aider.

L’autre difficulté a été la quantité de travail. Le Nehama comporte environ 25 000 entrées judéo-espagnoles et à chacune correspondent en moyenne trois mots français. Il a donc fallu établir 75 000 petites fiches puis les classer et les dactylographier. De plus Nehama a employé une graphie qui lui était propre des n avec la tilde des c, g, s, z avec des petits chapeaux pour rendre certains sons. Outre la difficulté de la transcription, un choix a dû être fait : devais-je garder cette graphie ou me conformer à la graphie moderne du judéo-espagnol initiée par Aki Yerushalayim ? J’ai choisi de garder la graphie de Nehama ce qui permet de revenir facilement à son dictionnaire qui de fait est une véritable encyclopédie.

G O : Qui vous a aidé ?

Beaucoup de personnes heureusement. Tout d’abord le professeur Sephiha qui m’a encouragé, prodigué des conseils et corrigé certaines fautes. Également ma mère Nora de Tolédo et sa sœur Daisy Saporta qui firent avec moi les petites fiches et comme elles étaient de langue maternelle judéo-espagnole, elles ont pu me corriger. Et puis surtout vous chère Güler qui avez eu la gentillesse de relire l’intégralité de ce Vocabulaire et de me signaler les nombreuses erreurs. Enfin je ne saurai oublier Edmond Cohen et Michel Azaria qui m’apportèrent leur soutien et leur aide.

G O : Avez-vous des regrets ?

A d T : De nombreux. Le principal étant de ne pas avoir terminé avant le décès de ma tante et de ma mère ainsi que celui du professeur Sephiha. Ce regret s’étend à toute une génération dont je suis sûr que ses membres se seraient régalés à la lecture de ce Vocabulaire.

J’aurai pu mettre également plus d’expressions mais il y a un moment où il faut arrêter un travail sinon le livre ne serait jamais sorti.

G O : Y a t-il encore un public pour ce Vocabulaire al reverso ?

A d T : Je l’espère car sinon j’aurai travaillé pour rien. Il y a deux publics différents. La génération qui a entendu les parents pour qui le judéo-espagnol était la langue maternelle et qui veulent retrouver les expressions de leur enfance comme : asembra vergas para ke te aharven, atyo santo buen djidio, barminan, asi bivas tu, mira pruna ke se kumyo, ayde vamos el kusur por lettra. Et puis il y a de jeunes étudiants qui choisissent le judéo-espagnol dans le cadre d’un cursus de langue hébraïque. Le professeur Sephiha avait même eu un étudiant japonais !

Maintenant il est clair que le public le plus nombreux est de langue anglaise et qu’il faudrait un vocabulaire anglais/judéo-espagnol.