C’est par hasard que j’ai appris, quelques jours avant sa tenue, la cérémonie qui s’est déroulée le samedi 3 décembre 2005 à l’école élémentaire de la rue Charles Hermite (Paris, 18ème arrondissement) à « mon école » ! Il s’agissait d’une cérémonie qui concernait mes camarades de classe déportées et assassinées à Auschwitz, des amies dont le souvenir ne m’avait jamais quittée.
En 1942, j’avais 12 ans, les Allemands occupaient la France, et la France qui avait été vaincue en 1940 subissait la loi de la guerre : toutes ses richesses étaient pillées, toutes ses productions, agricoles ou industrielles, étaient supprimées par les Allemands dont l’armée occupait les plus beaux immeubles après en avoir chassé les habitants. La vie était très dure pour la population qui avait beaucoup de peine à trouver de quoi s’alimenter, se vêtir, se chauffer. Se déplacer d’un lieu à un autre était extrêmement compliqué.
Les familles juives avaient encore plus de difficultés que les autres car beaucoup de choses leur étaient interdites. Il y avait un couvre-feu spécial pour les Juifs, ils devaient rentrer chez eux avant 20 h. tous les soirs. Ils ne pouvaient pas exercer les professions ayant des contacts avec le public, les magasins étaient réquisitionnés, les biens confisqués et les personnes arrêtées sans raison, déportées par familles entières et exterminées dans les camps de la mort.
C’était facile de les arrêter car les Juifs avaient été obligés d’aller se déclarer au commissariat de police, on avait mis la mention « Juif » en rouge sur leurs cartes d’identité, et dès l’âge de 6 ans ils devaient porter, cousue sur leurs vêtements, une étoile en tissu jaune marquée « Juif ». Ceux qui ne portaient pas leur étoile pouvaient être dénoncés par des gens malintentionnés et ils étaient immédiatement arrêtés.
Pour tous les Français, c’était la guerre, ce qui signifiait que beaucoup d’hommes étaient retenus prisonniers en Allemagne, et que l’Allemagne se battait contre les Alliés (les Anglais et plus tard les Américains et les Russes). Les alliés, pour toucher les Allemands, bombardaient la France… et les Français. Nuit et jour il y avait des alertes, les sirènes hurlaient et chacun devait se précipiter dans les caves ou les stations de métro les plus profondes pour se mettre à l’abri des bombes.
Il pouvait y avoir plusieurs alertes en une nuit et, chaque fois, il fallait prendre quelques vêtements et ne pas oublier le masque à gaz en prévision d’une possible alerte aux gaz asphyxiants. Ces gaz qui rongeaient les poumons avaient déjà été utilisés, pendant la précédente guerre, en 1918 et des soldats en étaient morts.
J’ai vécu, petite fille, avec toutes ces peurs. Tout le monde avait faim, on faisait la queue pendant des heures pour acheter quelques provisions et souvent, lorsque venait notre tour, il n’y avait plus rien, il fallait se contenter de 120 grammes de pain par jour, 150 grammes de mauvaise viande par semaine, d’un quart de litre de lait écrémé pour les enfants de moins de 12 ans. On avait froid, le charbon était rationné, l’électricité était coupée plusieurs heures par jour…
Tout cela était terrible mais en plus, les enfants juifs comme moi avaient toujours peur. Peur d’être arrêtés par la police dans la rue, peur de ne pas retrouver ses parents ou ses frères et sœurs en rentrant à la maison, peur des rafles de Juifs pendant la nuit. C’est ce qui est arrivé à ma meilleure amie, Suzanne Mizrahi (*) qu’on est venu prendre chez elle, dans la journée, avec son père, sa mère, sa grande sœur et aussi sa grand-mère paralysée que les policiers ont portée sur sa chaise pour descendre les 4 étages… C’est ce qui est arrivé à ma chère Nelly(*) qui habitait à l’étage au-dessous du mien. Les policiers sont arrivés et ont fait sortir toute la famille. Je ne l’ai plus revue, ni elle ni sa mère, son père, ses 5 frères. Aucun d’eux n’est revenu d’Auschwitz..
Pour cette cérémonie, je suis revenue à mon école. J’y suis revenue avec ma sœur et d’autres amies de notre âge que j’avais alertées. Nous avons retrouvé dans cette école des choses qui n’ont pas changé, comme le carrelage des sols, la forme des bâtiments, la cour. La couleur des murs n’est plus la même, il y a des porte-manteaux différents… Ma dernière année, dans cette école, c’était en 1942. J’en suis partie pour me cacher à la campagne en attendant la fin de la guerre, j’ai eu beaucoup de chance. Je n’ai pas d’autre souvenir d’école, je n’ai connu que celle-ci. Vous comprenez pourquoi je dis « mon école », mon quartier.
En ce temps-là, tout le monde se connaissait, c’était comme un village, et peut-être qu’aujourd’hui c’est encore comme cela : on a le même boulanger, le même épicier, la même pharmacie, le tabac, le bureau de poste. J’ai aimé habiter là, c’était chez moi, j’ai retrouvé les rues, j’ai regardé ma cour, mes fenêtres au 2ème étage, j’ai pensé à Nelly, à Suzanne. Pour elles et pour chacun des enfants dont les noms sont gravés sur les plaques, un ballon blanc s’est envolé portant un nom au bout d’une ficelle. Il y a eu des fleurs, beaucoup de fleurs, des paroles émouvantes. Il y a maintenant des plaques fixées sur les murs des écoles, des plaques qui nous disent : Ne les oublions pas. Je reviendrai dans mon école pour lire ces noms à voix haute comme pour les appeler et faire revenir le son de leurs rires quand ils étaient encore là, avant l’horreur.
Louise Cohen, Décembre 2007
( ex. 34 Boulevard Ney)
Texte écrit à l’occasion de la pose des plaques de l’AMEDJ-Paris 18ème
aux écoles primaires de la rue Charles Hermitte
et au Lycée professionnel, Camille Jenatzy, même rue ;