Je suis Monsieur Perahia Salomon, né à Salonique le 18 octobre 1929.

 

La venue de Salonique à Nîmes

Nous sommes venus en France en 1931 et, jusqu’en 1937, nous y avons vécu. Avant notre transfert à Nîmes, il y a eu une période de troubles qui se sont passés à Marseille, sur le Vieux Port. C’était le moment du Front de gauche contre la droite. Il y a eu pas mal d’échauffourées. Ça, c’est quelque chose que je n’oublierai jamais. A la suite de ça, nous sommes arrivés à Nîmes en 1937, dans un quartier assez populaire où il y avait surtout des Espagnols, des Italiens, des Portugais… il y avait des Turcs déjà bien avant nous, des Grecs.  Enfin c’était un quartier assez cosmopolite sans plus. On a vu arriver les réfugiés espagnols en 1938, beaucoup, beaucoup. En 1939, ça a été les réfugiés alsaciens, lorrains, des Allemands, ça présageait quand même des moments difficiles.

Et, en 1940, mobilisation générale, on a vu partir tous ces jeunes gens à la guerre, les voisins qui partaient…

Les difficultés ont commencé en 1941

 

Le danger est présent dès 1941

 

Historique de la famille Perahia

Ma famille est originaire de Salonique.

Il faut dire qu’en 1930, en Grèce, il y a eu beaucoup de manifestations antisémites. Les Grecs qui n’étaient pas possesseurs de ce pays ont profité de la débâcle de l’Empire ottoman pour s’installer et pour commencer à dominer sur ce territoire. Les Juifs de l’époque avaient une position très avantageuse tant dans le commerce, dans la médecine, un peu de partout, et les Grecs en ont été très jaloux.

Alors, de deux choses l’une : ou bien s’installer avec les Juifs, ou bien les chasser. C’est ce qu’ils ont choisi, c’est-à-dire dans les manifestations antisémites tant et plus. La situation économique n’était pas tellement brillante parce que ça a été un changement de société. Il y avait une évolution dans toutes sortes de domaines. On ne pensait plus la même chose. Les Grecs et les Juifs  se sont opposés. Finalement, ce sont les plus petits qui ont été le plus défavorisés et, à la suite de ça, nous n’étions pas dans le haut du pavé.

Mon père était artisan en malles de voyage et il allait souvent à Smyrne vendre sa fabrication, mais ça ne rapportait pas assez ! Alors résultat : conditions politiques, conditions économiques ont fait qu’ils ont choisi de s’en aller. Ils auraient pu aller en Israël, comme beaucoup de notre famille et ceux qui sont allés en Israël n’ont pas connu les déboires que nous avons connu nous en France.

Mon père est allé à Smyrne, en Turquie, mais jamais en France, sauf en 1930, définitivement. Il y allait sans retour. Il est arrivé en France et il a commencé à chercher un petit peu et nous sommes arrivés à Marseille en 1931.

Mon père est parti en premier et nous l’avons suivi. Alors, mon père est né en 1899, il s’appelait Emmanuel, ma mère Diamante est née en 1890, mon frère Albert en 1921, mon frère Daniel en 1923, ce sont ces quatre personnes qui ont été déportées. Ensuite il est venu Elie en 1927, moi en 1929. Par la suite, lorsque nous sommes arrivés en France, ma mère a eu deux autres enfants, David en 1932 et Joseph en 1934.

Nous étions 8 lorsque nous sommes arrivés à Nîmes et que nous nous sommes installés au quartier Saint Charles. C’était un quartier populeux, attendu que le marché aux fruits et légumes se tenait boulevard Gambetta, donc il y avait des allées et venues sans cesse, de très bonne heure le matin jusqu’à 11h 30 – midi, et tout se passait bien. C’est-à-dire qu’il y avait un mélange de personnes, on pensait surtout au commerce plutôt que de se chipoter de l’un à l’autre. A mon avis, je n’ai jamais rencontré d’opposition de la part du quartier ou des voisins, d’autant plus qu’ils étaient eux-mêmes des nouveaux venus, puisqu’ils étaient Espagnols, Italiens… et le quartier, de toute manière, ne prêtait pas à beaucoup de dépenses. On était ce qu’on était, quoi !

En 1937, la première des choses, ça a été de fréquenter les écoles, en particulier l’école Saint Charles où je vais de 1937 à 1945. J’ai fait toutes les classes et là, bien sûr, il y avait des Français, et puis toutes sortes de gens qui se sont vite assimilés. On n’a jamais, jamais connu de troubles. S’il y a eu des troubles, ce n’était pas dans ce quartier.

Nous n’avions pas de voisins directs juifs, c’étaient ou des Espagnols ou des Français.

Il n’y en avait pas beaucoup. C’était un quartier assez populeux. Les Juifs qui étaient là n’étaient pas des nantis, mais ils étaient là déjà depuis pas mal de temps, donc ils ont pu choisir un peu…. Et puis le commerce marchait bien, ils avaient tous pignon sur rue. A part une personne dont je vous parlerai par la suite, ils avaient un commerce. Les autres, il n’y avait rien.

Ma famille allait à la synagogue de la rue Roussy mais pas fréquemment, pas assidûment, on la fréquentait surtout aux fêtes. Ma mère, surtout, honorait toutes les fêtes. Mais nous n’étions pas entourés de Juifs. Si on a connu d’autres familles juives de Nîmes, c’est en dehors du quartier. Par exemple, à la synagogue, on se rencontrait, parce que la communauté turco-grecque, grecque moins mais turque oui, est très importante. Ils se retrouvaient pratiquement tous au café de la Poste où ils jouaient à tous ces petits jeux de société.

Dans mon souvenir, les Judéo-espagnols, surtout originaires de Turquie, représentaient un groupe très important, pas influent, mais actif. Parce que chacun avait un commerce et ils étaient à l’aise. Il y avait Eskhenazi qui a été déporté, la famille Calef, la famille Ben Attar, il y avait les Bloch qu’on rencontrait souvent à la synagogue.

Nous n’avons pas connu les premières mesures antisémites comme d’autres les ont connues. Avec l’afflux des réfugiés de Belgique, d’Allemagne, c’était plutôt la solidarité qui primait.

Je me souviens que ma mère, on commençait à toucher du lait grâce aux tickets de ravitaillement, elle prélevait un peu de lait de notre ration journalière, et c’est moi qui le portait, pour aller dans un hôtel rue Enclos Rey. Il y a un hôtel là, et il y avait des réfugiés, il y avait des petits enfants et moi, j’allais porter un peu de lait à cette famille.

Le statut spécial pour les Juifs du 3 octobre 1940 ? le recensement de juin 1941 ?

A ma connaissance, non, parce que nous étions un petit peu retirés de tout ça, du fait qu’on ne se mélangeait pas, on ne sortait pas beaucoup. Si nous sortions, nous étions dans la rue pour jouer ou pour autre chose, mais on n’avait pas trop de contacts, on ne connaissait pas trop la situation, comme on peut la connaître maintenant. Les journaux, ils ne les prenaient pas, ils ne savaient pas lire le français. Donc, tout ce qu’on savait c’était répété par des gens qui avaient entendu dire, et voilà.

On n’a pas participé… On était réservé, on ne savait pas ce qu’on allait devenir, mais on était plutôt insouciants, et même un peu inconscients.

Je crois que j’ai senti qu’un danger planait quand même à partir de 41. Il faut dire que l’arrivée des réfugiés de l’Est, d’Allemagne, de Pologne… nous a avertit du danger qu’on courait. Certains, et ils ont bien fait, ont pris des précautions parce qu’ils avaient les moyens de prendre des précautions et puis c’étaient des gens avertis, en ce sens qu’ils connaissaient la mentalité française, ils connaissaient pas mal de personnes, de Français, qui étaient au courant des choses et ils ont commencé à les avertir un petit peu. Ça ne s’est pas répercuté sur l’ensemble de la communauté. Ce n’était pas du chacun pour soi, mais enfin il y avait quand même une séparation entre les réfugiés et les gens qui habitaient déjà dans la ville. Il y avait une réticence, c’étaient des Allemands, des Polonais, on ne se reconnaissait pas… D’abord ils ne parlaient pas trop le français bien souvent. Et puis c’était difficile, pas difficile, mais on n’avait pas conscience encore du danger, du vrai danger, je pense.

Février 43. La Gestapo à Nîmes

De toute façon, on n’avait pas besoin d’intervenir, de se cacher, puisque le fichier juif de 40 était déjà prêt. Donc, toute ma famille, du plus jeune, qui à l’époque avait 5-6 ans, jusqu’aux parents, nous étions tous fichés. J’en ai la preuve à la maison. Le reste, le danger, on l’a ressenti lorsque les Allemands sont arrivés, c’est vrai. Jusque-là, on pouvait aller, venir tranquillement. Il faut donner une importance au fait qu’on n’avait pas le port obligatoire de l’étoile jaune. Donc, ça nous permettait d’aller et venir. Même les parents sortaient, ils allaient au café, sans rien.

C’est à partir de 42, alors je crois qu’à cette époque-là, j’étais au Grau-du-Roi. C’est vrai qu’il y avait un groupe auparavant des Eclaireurs Israélites de France auquel j’appartenais avec le papa de Cazès, moi j’étais dans la patrouille des Cigognes et lui était chef de patrouille. Ensuite il y avait le papa de Jacques Decalo, il y avait Jacques Apelbaum … C’est-à-dire qu’il y avait tellement d’enfants qu’ils ont pensé qu’il fallait quand même ne pas laisser ces enfants dans la rue. Alors, tous les dimanches matin, je crois, on avait une sortie avec le groupe et nous sommes même allé faire un camp du côté de Villefranche-de-Rouergue.

Le groupe a été fondé en 1940 par Jean-Jacques Rein, le docteur Simon, et puis d’autres…

Les éclaireurs Israélites de France

Nous faisions des sorties à pied, nous avions tous un uniforme. On était en relation avec les Eclaireurs de France. On sortait une fois ou deux avec eux. L’ambiance était bonne. Jusqu’à ce que les premières rafles commencent à décimer le groupe. Alors, sans même en parler entre nous, on n’y allait plus. On a commencé à prendre nos précautions. Ceux qui avaient la possibilité de s’en aller partaient sous d’autres cieux et ceux qui ne pouvaient pas sont restés. Et le danger, on s’en est aperçu à ce moment-là.

En 42, je me retrouve dans une colonie au Grau-du-Roi, organisée par les Eclaireurs Israélites de France, ils en avaient fait déjà un peu avant, en 39, 40. Et en 42, je pense que c’est en 42, j’ai participé à cette colonie de vacances, c’était sur la rive droite. Je me souviens des monticules de sable qui faisaient peut-être 3-4 mètres de haut alors que maintenant, c’est plat ! Je ne sais pas où ils ont mis le sable, ils l’ont distribué….

Je languissais mes parents. C’était une colonie que de petits Juifs. J’avais des photos que j’ai perdues, malheureusement. Et comme je languissais mes parents, le directeur m’a dit : Ecoute, tu ne peux pas rester trop longtemps comme ça, si tu veux rentrer à la maison, tu rentres à la maison. Ben, j’ai dit : oui, je rentre. C’était un dimanche. Et, je ne sais pas, j’ai essayé de reprendre contact avec le groupe par la suite, je n’ai plus eu d’écho. J’ai écrit à la Mairie du Grau-du-Roi, dernièrement, à Monsieur Etienne Mouru, le député-maire, j’ai demandé ce qui s’était passé, s’ils avaient eu connaissance d’arrestations, il m’a dit : Nous n’avons plus d’archives de cette époque-là. Et pourtant, j’y étais. Ils n’ont plus une seule archive !

C’était au mois d’août 42, au moment où se sont déroulées les premières rafles ici, à Nîmes. Les premiers rafles, je pense que ce sont les internés des compagnies de travailleurs étrangers, ce sont eux qui ont été les premiers visés par les lois de Vichy.

Les rafles de 42

Lorsque je suis rentré du Grau-du-Roi, les Juifs turcs en parlaient encore au Café de la Poste de la rafle qu’il y avait eu au 34 boulevard Gambetta, c’est-à-dire juste contigu au café. La famille Blumenfeld habitait là et, à 6h du matin, je crois, ils les ont raflés. Et ça a été un bouleversement dans le quartier parce que, à ce qu’il paraît, la dame criait, criait, criait, les enfants pleuraient… Mais la Gestapo n’était pas encore arrivée, donc j’ai l’impression que c’était la police française qui les a arrêtés.

La Gestapo est arrivée et a pris possession de l’immeuble Landauer, au 13 boulevard Gambetta, au mois de février 1943. Au mois de mars 1943, c’est-à-dire quinze jours ou trois semaines après, du fait qu’ils avaient un fichier bien détaillé de la communauté juive de Nîmes, sans coup férir, ils ont commencé à faire des rafles. Je me souviens toujours de cette soirée mémorable à mes yeux. Vers les 10h du soir, les fenêtres n’étaient pas fermées, parce que l’immeuble étant vétuste, il y avait deux pièces au premier, deux pièces au second, mais c’étaient des alcôves, donc on laissait la fenêtre ouverte et vers les 10h du soir, j’ai entendu une voiture arriver et s’arrêter juste devant notre porte. Là, j’ai commencé à me douter de quelque chose. Il y a eu un mouvement de porte et un tournement de poignée. Je ne sais pas comment ils ont fait. Ils ont commencé à tambouriner et puis ils ont tourné la poignée. Ils ont insisté, ils ont insisté, on n’a pas répondu. Pourtant, nous étions 8. J’avais peur d’une chose c’est que mon frère qui s’était accidenté avec une scie mécanique son doigt, et il était encore sous anesthésie, ne se réveille. Enfin, ça ne s’est pas passé comme ça. Ils ont tambouriné et ils n’ont pas pu forcé. Il y en a un qui a voulu quand même s’assurer que nous n’étions pas là. Alors, il a pris une torche électrique et il a balayé le plafond. Il a pensé peut-être qu’il y avait une lumière au fond qui se serait éteinte à ce moment-là. On n’a pas bougé. Moi, je tremblais comme une feuille, j’en tremble encore. Et il y en a un qui a dit : Je ne pense pas qu’ils soient là, mais ça ne fait rien, on reviendra. C’était une voix française, sans accent, parce que la Gestapo occupait des gens à leur solde, mais des Français. C’était une police allemande mais avec des Français. Ce n’étaient pas des Allemands, ils n’avaient pas d’accent. Je veux dire par là que la voix que j’ai entendue, ce n’était pas un Marseillais, ce n’était pas un Breton, ou un Alsacien. Non, c’était une voix pure, je pense que c’était un gars de la région.

Dès le lendemain, on a agi inconsciemment, encore une fois, nous sommes tous partis dans la nature, mais tous ensemble. Les gens ont dû se dire : Mais, qu’est-ce qu’il se passe ?  On est parti comme ça, à l’aventure, au-dessus du Mont Margarot, vers les mazets, vers quoi ? on n’en sait rien. Vers les 11h, midi, on a attendu encore un petit peu, mais on avait soif, on avait faim, les enfants commençaient…, on était tous frigorifiés, ben on est rentré. Personne ne nous a demandé : Qu’est-ce qui s’est passé cette nuit ? Rien, rien, rien. Les gens ne se sont mêlés de rien. Alors, on a continué comme ça.

On a rien changé à nos habitudes, maman allait aux Halles faire les commissions, nous, nous allions à l’école, mon père et mes frères travaillaient. On attendait, je pense, le jour fatal. Je ne sais pas, il n’y a pas eu de réactions. Ce n’est pas comme aujourd’hui. On continuait normalement, mais au vu et au su de tout le monde. Mais on n’a jamais été dénoncé ! Je veux dire par là qu’on n’a pas subi des menaces, on n’a pas subi des jalousies, rien !  Dans le quartier nous étions à l’abri de tout ce remue-ménage qu’il y avait, par contre, dans le centre ville. Parce qu’alors, là, chaque jour on apprenait qu’untel était parti, qu’untel avait été arrêté, tous les jours, tous les jours, on apprenait ça.

A l’école, les enseignants étaient de gauche, donc pratiquement tous faisaient partie de la Résistance, pratiquement tous. Mais c’était difficile de se confier à des enfants. On a su après la guerre, que untel, untel, untel faisaient partie de la Résistance, mais à l’époque on n’a rien su.

Mais ce qu’il y a de bien, enfin de bien… La vie en classe était très simple. On allait à l’école et il y avait la chanson du Maréchal, obligatoire, et, après la chanson du Maréchal, on avait droit à un verre de lait, il avait toujours un drôle de goût, vitaminé, et puis le maître nous obligeait à ouvrir la bouche et nous déposait sur la langue, et il faisait attention qu’on l’avale bien, c’étaient des vitamines, une petite pastille rouge et il fallait l’avaler avec le verre de lait. Mais jusque-là, c’était bien, on a passé une adolescence tranquille.

Par contre, en 44, sont arrivés des moments assez difficiles parce que, en plus des privations, il y avait le danger des alertes.

On n’allait plus à l’école l’après-midi, c’était que le matin. Alors, on allait à l’école à 8h30, au bout de 1h, 1h et demie, vers les 10h, 10h30, en plein cours, alerte ! Et il fallait partir rapidement aux abris. Le nôtre se trouvait à l’angle de la rue Clérisseau et de la rue Porte d’Alès.

On n’allait pas à l’école le jeudi, pas à l’école l’après-midi. Pratiquement, on ne faisait rien du tout. Et en plus, il y avait les alertes. Alors, on se demande pourquoi on allait à l’école !

Lorsqu’il y a eu le bombardement, c’était un jeudi, heureusement pour nous, mais je n’étais plus à Nîmes. Le bombardement s’est effectué un jeudi, le 25 mai, et il a pris en enfilade la rue Robert, là où nous habitions et la première bombe est tombée juste derrière l’abri où nous devions aller, juste derrière. Parce que la rue Guirand touche cet immeuble, donc l’immeuble de la rue Guirand est tombé, celui qui est à côté des abris, puis la Poste Gambetta, plus de l’autre côté. Et ma mère se trouvait emprisonnée au 13 boulevard Gambetta, au siège de la Gestapo,  à 50 mètres, vous voyez que le quartier…

Ils bombardaient à partir de 5, 6000 mètres, alors le quartier n’était pas visé. Ça fait que les études ont été vraiment très raccourcies, très succinctes.

 

Arrestation de la famille

L’arrestation s’est produite au mois de mars 1944, un an après la visite de la Gestapo. D’après les documents, c’était un samedi 18 mars 1944, nous étions à l’école. C’était à 10h qu’ils se sont présentés. Comme je vous ai dit tout à l’heure, si c’étaient les enfants, on tournait la poignée et ça se répercutait dans la maison, quelqu’un se mettait à la fenêtre et envoyait les clefs. Mais enfin, généralement, c’était toujours ouvert, et on montait. Donc, ce jour-là, le samedi 18 mars 1944, mon père a entendu les mêmes bruits, c’est-à-dire la poignée et il a cru que c’étaient les enfants qui revenaient et il s’est penché. Et en bas, malheureusement, il n’avait pas entendu que c’était la Gestapo. Alors, il est descendu, ma mère était affolée, bien sûr, ils ne parlaient pas français et ils lui ont fait signe de ne pas bouger, de rester à la maison, que ce n’était que pour le mari. Et, à peu près en même temps, mes deux frères aînés ont reçu une convocation pour le STO (Service Travail Obligatoire) qui se tenait boulevard Talabot, l’école du boulevard Talabot. Je les vois encore, parce que j’y suis allé en me promenant, voir un petit peu… Parce qu’on m’avait dit qu’ils se tenaient là. Tout le quartier avait été convoqué, les 18 à 25 ans. J’ai su par la suite qu’untel et untel avaient été convoqués et que si on voulait les voir, il fallait aller boulevard Talabot et j’y suis allé et je n’ai pas vu mes frères, mais par contre j’en ai vu d’autres qui étaient du quartier.

Mes frères, quand ils ont passé la visite médicale, ils se sont rendu compte qu’ils étaient Juifs et on les a transférés à la caserne Vallon, route d’Uzès. Je les ai vus une fois défiler devant la porte d’entrée, parce qu’ils étaient internés dans un bâtiment et il fallait passer devant cette porte pour aller à la cuisine ou ailleurs. Donc, je les ai vus. J’étais en face, la sentinelle s’est aperçu qu’il y avait une connivence entre les prisonniers et moi. Il a fait un pas un avant avec son fusil de travers et il s’est avancé pour voir un petit peu ce qui se passait. Mais  il s’est dit : Si je sors de là, j’abandonne le poste. Alors, il a préféré… Et puis, ça s’est passé en combien ? 30 secondes. J’ai attendu encore un petit peu, avec un garçon qui était le fils d’un milicien ! bon, ça m’a servi de vitrine. Voilà, c’est la dernière fois…

Ma mère a continué à vivre là, mais elle était dans un état second. Elle sentait que, vraiment, le drame se nouait d’une manière incontrôlable.

Ce n’est pas à ce moment-là qu’elle décide de partir de notre appartement de la rue Robert. Parce que, entre-temps, je ne sais pas comment ça s’est passé, elle a réussi à trouver l’adresse du Secours National, c’est-à-dire un secours qui s’occupait des déshérités et elle me demande de l’accompagner. Et, effectivement, je vais 2 rue de la Violette  à Nîmes. Nous sommes reçus par cette assistante sociale qui habitait rue Guetry. Et devant l’urgence, elle a dit : Il faut partir, vous ne pouvez pas rester là ! Alors, elle nous a changé les noms, de Perahia, on est devenu Pera. Mais les prénoms, elle a dit : Surtout pas, sauf Salomon, parce que ce serait trop visible. Parce qu’elle a fait un bon de transport : Perar Marcel, Perar Robert, Perar Joseph. Et elle a demandé à ma mère si elle voulait venir. Ma mère a dit : Non, je reste, je vais attendre le retour des autres. Et, malheureusement, ça lui a été fatal. Et cette assistante sociale nous a accompagnés jusqu’à Alboussière. Saint-Péray est en face Valence et Alboussière est à 20 km de Saint-Péray, dans la montagne. Nous sommes arrivés sans plus de problèmes.

Ça, c’était dans les jours qui ont suivi l’arrestation de mon père et de mes deux frères, parce qu’on y serait passé. Nous étions désœuvrés, on dormait où on pouvait. Malheureusement les places étaient vraiment rares. Et il y a une famille que nous connaissions qui a bien voulu, un soir, au mois d’avril, nous héberger. Le lendemain, il a dit : Non, on ne peut plus continuer parce que trois, c’est difficile, on ne peut plus vous abriter. On a dit : Ben, c’est normal. Nous sommes retournés chez nous. Mais on n’avait rien à manger, on ne savait pas bien quoi faire. Alors, on est reparti rue des Marchands et on a dormi rue des Marchands, par terre ou quelque chose comme ça et je repassais dans la rue Bachalas chez les gens qui nous ont hébergés. J’ai vu un attroupement, j’ai demandé ce qui s’était passé et on m’a dit qu’ils avaient été arrêtés, on ne parlait pas de déportation, on parlait d’arrestation. Donc la famille qui nous avait hébergés avait été arrêtée. Alors nous sommes rentrés encore une fois à la maison. Mais toujours dans la rue, après, on ne restait pas trop à la maison. Du fait qu’on n’avait pas l’étoile jaune, on pouvait aller où on voulait. La maison c’était le plus dangereux.

A côté de ça, il faut bien dire que le plus crucial, c’était manger. Où on mangeait ? je n’en sais rien. On mangeait une omelette dans un pain, je ne me souviens même plus. Par contre, je me souviens du goût des topinambours, des rutabagas, quelques pommes de terre, du chocolat enrobé dans de la sciure. Il fallait faire la queue pour toute sorte d’alimentation. Alors, moi, j’ai une carence nutritionnelle depuis 41 jusqu’en 46, ça m’a laissé des séquelles. On a réussi quand même à passer à travers grâce à cette assistante sociale.

Parmi les 3 plus jeunes frères qui se retrouvent à Alboussière, l’aîné, Elie avait  2 ans de plus que moi et n’était pas avec nous, il s’est caché du côté de Caveirac, chez des paysans qui ne savaient pas qu’il était recherché. On avait besoin de main d’œuvre. Mais ils ont bien compris que les jeunes qui venaient chez eux, c’était pour se cacher. Ils travaillaient là en attendant.

Nous on reste à Alboussière jusqu’à la Libération. Effectivement, au mois d’Avril 44, nous débarquons là-bas et on était dans un groupe d’Espagnols, de réfugiés espagnols, et comme on avait mis Péra, peut-être que ça sonnait un peu espagnol. En plus, on était accompagné d’enfants espagnols, ce qui nous a permis, peut-être, de passer inaperçus. Mais, plus tard, on a appris qu’un mois avant il y avait eu une descente, mais alors par l’armée allemande. C’était l’armée allemande qui avait fait une descente et arrêté tous les pensionnaires. Ces pensionnaires venaient principalement des camps de réfugiés de Gurs, de Rivesaltes, parce que c’étaient des vieillards. C’était un centre d’hébergement dirigé par Vichy. Ils savaient que nous étions Juifs, donc il n’y avait pas de problème pour déporter des Juifs. Donc, ils ont fait une descente, il ne restait que quelques Espagnols. On cohabitait bien, mais je sentais qu’il y avait des choses qui s’étaient passées. Et je n’ai jamais su, du temps où j’étais là-bas ce qui s’était passé. C’est après qu’on s’est rendu compte qu’on était passé près de la catastrophe pour la troisième fois. Parce que là, ils ne faisaient pas de cadeaux. Ils ont arrêté tout le monde. Je suis toujours en contact avec un rescapé. Il s’était échappé par la fenêtre, sa mère a eu le temps de refermer la fenêtre quand l’Allemand est rentré dans la pièce, et lui, il a sauté d’une fenêtre, de 3 mètre à peu près. Mais il y avait de la neige. Il était jeune, il avait 13 ans, et il s’est échappé, c’était le matin, et il a passé toute l’après-midi, du matin à l’après-midi, dans la neige, blotti dans la neige. Et c’est un pasteur qui l’a sauvé. Il lui a dit : Rentre, viens à la maison, et il l’a caché.

A Alboussière, les conditions de vie étaient difficiles sur le plan nourriture, parce que c’était géré, comme je vous l’ai dit, par Vichy. Vichy avait d’autres problèmes que de s’occuper des réfugiés espagnols. Alors on faisait ce qu’on pouvait ! Mais jamais, il n’y a eu d’allusions sur le fait que nous étions Juifs, jamais. On était au milieu d’Espagnols. Mais, dans le fond, la population n’était pas pour nous, nous étions des réfugiés, on ne participait pas à la vie du village. Donc on était mis de côté.

Nous sommes revenus à Nîmes quand Nîmes était libérée, que mon frère est rentré sur Nîmes et nous a dit qu’on pouvait rentrer. De toute manière, la vie était impossible là-bas à Albussière parce qu’il y avait une certaine animosité entre la Mairie et la population qui voulait que le centre soit fermé. Alors, autant partir ! Quand nous sommes arrivés à Nîmes, ça a été le drame. Je crois que le plus grand malheur, c’est la perte de ma mère. On l’a appris à ce moment-là, elle n’était pas à la maison, on l’attendait. Et puis les gens commençaient à parler, de savoir ce qui s’était passé, les journaux,… On allait au cinéma pour voir les « Actualités » qui nous ont montré toute l’horreur de la déportation. Mais alors, un chagrin immense… !

Les quelques mois qui suivent la Libération

D’abord l’ambiance : l’ambiance était énorme, jamais je n’ai vu Nîmes en liesse comme ça ! Moi, ce qui m’a étonné et surpris, c’est qu’il y ait eu tant de résistants, alors là ! Des gens du quartier sont revenus avec des costumes militaires, avec des galons. J’ai dit : Mais tu étais dans la Résistance ? Oui, oui, oui, j’y étais ! Ah bon ?

Mon frère a fréquenté pas mal de résistants aussi, à la Libération aussi, et j’ai dit : Mais c’est des résistants ?

Alors c’est vrai qu’ils sont descendus des Cévennes, parce qu’il y avait beaucoup de gens cachés dans les Cévennes.

Et puis la vie n’était pas facile. J’allais en classe, mais il n’y avait pratiquement rien à manger, mon frère a commencé un petit peu à travailler, il nous amenait quelques bouts de viande, des trucs comme ça, mais… Alors, on troquait avec des œufs, avec du pain, … Parce que c’était l’époque du troc. A la Libération, il y en a qui ont fait des fortunes, d’autres qui mourraient de faim. On n’avait plus rien à manger !

On a toujours gardé espoir un petit peu de revoir nos parents. J’allais presque tous les soirs à la gare parce que tous les soirs, il y avait des trains qui arrivaient ou qui passaient. Mais je me suis rendu compte qu’ils ne reviendraient plus. Mais j’ai maintenu… Alors tous les soir je dormais sur les bancs de l’avenue Feuchères, parce que les arrivées se passaient à partir de 10h, 11h, minuit. Parce que, dans le temps, quand ils venaient de Paris, c’était 10 heures de voyage. Après, j’ai compris que le retour des prisonniers ou des déportés passait d’abord par Paris et chacun, chaque famille recevait une note d’arrivée de leur famille, de leurs parents déportés. Alors donc, j’y étais allé pour rien !

Cette situation a duré du mois d’octobre 44 jusque fin 45, début 46. Les commerçants juifs, la communauté juive s’occupaient quand même un peu de tout le monde, surtout des enfants, mais, malheureusement, ils n’avaient pas trop de grands moyens. Ils ont fait ce qu’ils ont pu. Ils nous ont offert quelques vêtements, enfin des biens de première nécessité. Mais enfin, ce n’était pas comme maintenant que tout est gratuit. Et ils se sont occupés, pas de nous, mais ils ont transmis l’information comme quoi il y avait 4 jeunes qui croupissaient dans une maison insalubre et il fallait faire quelque chose.

Alors, ni une ni deux, l’OSE, qui était basée à Montpellier, sont venus et nous ont pris en charge. Ils nous ont fait comprendre qu’on ne pouvait pas rester et qu’il fallait aller voir quelqu’un, un foyer qui nous recevrait. Alors, nous sommes partis à Limoges, et là, j’ai revécu, comment dirais-je, une autre vie. Ça a été pour moi un renouveau. Mais j’étais tellement maigre, ce n’était pas tout à mon honneur, que je suis passé comme exemple de malnutrition ! ça m’a fait un choc. On m’a dit : Voyez ! regardez les gens qui n’ont pas mangé pendant longtemps ! Les côtes se voyaient…

Ce que je n’ai pas compris, c’est que des jeunes, des hommes qui avaient été déportés, au bout de 3, 6 mois, ils étaient pimpants, ils étaient joufflus, et moi non. C’est la preuve que je n’avais pas eu à manger. Même après la guerre, je n’avais pas à manger ! Et c’était en 46, où j’étais à l’OSE.

J’y suis resté 2 ans, parce que la limite d’âge était à 18 ans.

Alors, de là, les jeunes commençaient à prendre de l’âge, donc ils se sont mis dans la vie active, et les centres devenaient de plus en plus moindres. Alors on a regroupé petit à petit pour qu’il y ait des centres viables.

Alors, fin 1945 nous sommes allés au château de Laborie, là aussi j’étais très bien mais on mangeait… Parce que les rationnements ont duré jusqu’en 47. En 47, il y a eu du rationnement, alors pensez un petit peu ! il y a des jeunes qui ne mangeaient pas à leur faim pendant tout ce temps.

Transmission de mémoire

Moi,, personnellement, j’ai été obligé de m’informer, parce que nous étions démunis de tout. Et certains ont fait des démarches pour avoir une aide quelque part, si ce n’était pas du gouvernement, tout au moins d’une association. Alors, j’ai commencé à faire des démarches en 1948, surtout des démarches pour pouvoir vivre, pour pouvoir subsister parce qu’on ne travaillait pas. Il fallait savoir qui pouvait nous prendre en charge. Alors, certains ont fait des démarches et nous disaient ce qu’il fallait faire.

Les premières démarches, c’étaient en 48, ou en 50, et elles ont abouti en Grèce. C’est-à-dire que le gouvernement allemand prenait en charge les déportés ou les familles des déportés, qui avaient souffert de la guerre, et ils indemnisaient en fonction des bijoux. Alors, j’ai fait une demande, je n’ai pas de bijoux, mais enfin, je peux… Ils ont accepté de venir en aide, ils ont envoyé… Malheureusement, comme il fallait passer par le truchement de la Grèce, ils en ont pris la moitié. Donc, à l’époque, sur 1000 F, c’était beaucoup, ils nous ont pris déjà 500 F, les autorités grecques. Ils les ont pris d’entrée. Ensuite, j’ai fait des démarches pour savoir qui devait nous prendre en charge. Est-ce que c’était le gouvernement grec ou le gouvernement français ?

J’ai eu des réponses d’un côté comme de l’autre. Le gouvernement français m’a répondu en disant que du fait que, à l’époque des faits, ou en 1930-40, nos parents étaient sujets grecs, c’était à la Grèce de s’occuper de ses ressortissants. J’ai écrit au gouvernement grec qui m’a répondu : Ah non ! les événements se sont passés en France, c’est à la France à vous prendre en charge.

Alors, finalement, on a été, comment dirais-je, babas sur tous les plans.

Alors que vous aviez des gens, les Turcs ont été pris en charge, surtout les Luxembourgeois, les Belges, tout ça, il y avait réciprocité entre leur gouvernement et la France. Finalement, dès les premiers instants de l’après-guerre, ils ont été aidés par les gouvernements en pensions, et nous rien.

Du fait que je faisais des démarches, j’étais au courant de pas mal de choses, beaucoup de choses. Et c’est, je pense en 70, à peu près, que j’ai pris conscience qu’il fallait faire quelque chose, qu’il ne fallait pas laisser tomber, il fallait toujours être tenu au courant. Donc, je me suis investi, depuis cette époque, avant même de me marier, d’abord sur le plan personnel ; il ne fallait pas que je laisse tomber, et ensuite je participais à des réunions. Je savais qu’on n’a pas pris conscience, non plus, de transmettre fidèlement. A ce moment-là où il y avait beaucoup de rescapés, il aurait fallu peut-être être plus percutant sur la mémoire. On a laissé glisser un petit peu. Il y a des documents que nous aurions pu avoir à l’époque et qu’on ne peut plus avoir maintenant.

Ce travail, je l’ai fait au sein de la communauté juive nîmoise, parce que pratiquement personne ne s’en occupait. On n’a même pas tenu, et c’est bien dommage, un livre pour annoter toutes les réunions que nous avons faites là-dessus. C’était dans le cadre de la communauté.

Je me souviens quand même qu’on était conscients du travail de mémoire parce que les collaborateurs de l’époque, entre autres, Xavier Vallat, Commissaire aux questions juives,  a eu le culot, en 70-71, de venir faire une conférence à Nîmes. C’était le Commissaire aux questions juives, donc c’était l’initiateur des lois raciales. Il y a eu un Comité qui s’était déjà formé et qui était violent quand il s’agissait de la Shoah, de la mémoire. Le négationnisme, voilà ! Le Comité était très influent.

Je pense qu’il n’y a pas eu de coordination assez pointue, malheureusement, pour qu’il y ait  des souvenirs très précis.

On a empêché Xavier Vallat de prendre la parole. Il a été obligé d’abandonner son idée de faire une conférence. Je pense que c’était en dehors de la question juive. C’est un monsieur assez important, intelligent, et il venait dans je sais plus quel cadre. Mais moi j’étais trop jeune. Je n’étais pas avec ceux qui sont intervenus, je crois que le papa de Jacques Decalo est intervenu aussi.

Pour le travail historique, pratiquement, je l’ai fait tout seul. C’est ce que je ressentais, de temps en temps, on savait que j’étais impliqué dans… Mais c’est un travail personnel et il a fallu votre présence pour que ça prenne une tournure vraiment plus précise et plus pointue.

C’est vrai que Mesdames D’Agostino et Derden-Quiot de Cabrières, se sont intéressées et pratiquement je n’ai jamais quitté ce cercle. Mais c’était toujours à titre individuel. Il aurait peut-être fallu que la communauté s’implique davantage, surtout à l’époque où on avait des témoignages vraiment précis et qui nous manquent actuellement.

 

 

Propos recueillis par Xavier Rothéa
dans le cadre du projet de mémorial de la déportation des Judéo-espagnols de France
avec l’aide du Collectif Histoire et mémoire de Nimes.