C’est en 1930 à Paris, dans un quartier populeux, que je vis le jour dans une famille juive et ma jeunesse a été très heureuse jusqu’en 1940 ; en 1936 nous entendions bien à la maison parler de la guerre civile en Espagne mais pour nous c’était loin. En 1940, tout a changé. Mes parents, qui avant l’arrivée des Allemands à Paris étaient gais et plaisants, devinrent taciturnes et angoissés. De 1940 à 1944 notre vie (et bien sûr celle de toutes les familles juives) ne fut que privations, humiliations, peur affreuse des rafles qui se faisaient nuit et jour, hantise de la dénonciation ; nous vivions dans la peur d’entendre frapper à la porte. À partir de 1943, alors que la pression se faisait plus forte, Maman avait préparé à chacun un petit sac si on venait nous chercher et vraiment nous étions prêts, pieds et poings liés, car personne ne pouvait nous aider.

 

Une nuit, toute une famille de notre cour, M. & Mme O. et leurs neuf enfants ont été arrêtés et les cris de cette pauvre femme m’ont longtemps poursuivie. Elle hurlait « au secours » et personne bien sûr n’a pu bouger ; nous pensions que la prochaine fois ce serait peut-être notre tour. Mon amie S.M. a été emmenée avec sa famille et personne n’est revenu ; S. avait 14 ans, amusante, vive, espiègle, jolie… C’était mon amie et je ne l’ai pas oubliée. Je dis « personne ne pouvait nous aider »… et à ce moment nous le pensions vraiment. Nous assistions impuissants au départ de tous nos amis et à l’époque, nous ne savions pas vers quelles horreurs on les entraînait ; nous savions que comme tous les malheureux héros du ghetto de Varsovie, nous ne pouvions compter que sur nous. Mes frères (qui étaient âgés de 16, 18 et 20 ans) s’étaient sauvés et avaient rejoint la France Libre. Nous, nous étions trop jeunes : ma sœur 8 ans, mon frère 10 ans et moi 13 ans et nous attendions passivement que toute cette horreur cesse.

 

Nous portions l’affreuse étoile jaune et à ce marquage s’ajoutaient les « verboten » : défense de monter avec les autres dans le métro, nous n’avions droit qu’au dernier wagon, défense d’aller au cinéma, au théâtre, défense de s’approvisionner en même temps que les autres ; nous attendions des heures et bien sûr il ne restait rien.

 

À l’école, une fois par mois il y avait des séances de théâtre mais les enfants juifs n’y étaient pas admis et restaient dans une salle ; jamais la directrice n’a osé ou plutôt n’a voulu enfreindre cette odieuse interdiction. Nos anciennes camarades de classe nous traitaient de sales Juives et nous criaient de retourner en Palestine ; bien sûr cela déclenchait de véritables bagarres car au début nous n’étions pas encore apeurées et nous ne comprenions pas que l’on nous rejette ainsi. Mais petit à petit nous nous sommes habituées à parler bas, notre belle jeunesse était perdue et s’en allait en lambeaux.

 

Au bout de ces quatre années, lorsqu’enfin nous fûmes libérés, nous n’osions plus nous dire Juifs, nous nous cachions encore et je pense que lorsque la perche leur fut tendue de devenir autres que Juifs, beaucoup ont renié et se sont cramponnés à cette bouée. Peut-être par peur que cette horreur ne recommence.

 

J’ai dit plus haut que je pensais sincèrement que personne ne pouvait nous aider. Mais j’ai eu une maîtresse d’école en 1943-44, M.P. (elle était jeune, 22 ou 23 ans) qui a été pour moi merveilleuse. Alors que l’étau se resserrait, elle m’a emmenée un dimanche au Musée Grévin, puis au Châtelet ; plus tard au théâtre Sarah Bernhardt où Charles Dullin jouait « l’Avare » ; au cinéma aussi et à chaque sortie, elle m’offrait un bon goûter. Cela, petite institutrice, elle l’osait et me faisait oublier le cauchemar pendant quelques heures. Tout ceci je ne l’oublierai jamais.

 

En 1944, alors qu’en plus des rafles, de la peur, des restrictions, s’ajoutaient les bombardements quotidiens, au bout de ce noir affreux s’ouvrit une trouée lumineuse pour mon frère, ma sœur, moi et quelques enfants de notre HLM : un havre de paix nous était offert. Un pasteur, Jean Jousselin aidé de quelques moniteurs et monitrices se sacrifiant et se dévouant journellement, osait braver la Gestapo et les SS et cachait, dans ce qui fut pour nous un merveilleux château au milieu d’un grand parc, plus de cent enfants juifs et quelques adultes. Ils avaient pris cette terrible responsabilité que nous pensions impossible, de nous faire vivre jusqu’à la Libération et d’échapper ainsi aux camps et à la mort, sous de faux noms, avec de fausses cartes d’alimentation et ce fut une bagarre de tous les instants – que nous n’avons d’ailleurs pas soupçonnée – pour nous nourrir, nous chauffer, nous cacher et surtout nous créer un climat de sécurité pour essayer de nous faire un peu oublier le cauchemar et petit à petit, nous avons réappris à vivre, à jouer. Notre enfance que nous sentions perdue revivait grâce à leur courage, à leur enthousiasme, à leur dévouement. L’étreinte petit à petit se desserrait ; nous pensions continuellement à nos parents restés à Paris et surtout le soir, nous avions des coups de cafard terribles mais les jeux, les balades dans ce beau pays, les chants appris en groupe, les veillées, les danses folkloriques nous occupaient tellement que nos cauchemars s’estompaient.

 

À Paris je rêvais tout le temps que les Allemands nous poursuivaient, nous rattrapaient et nous emmenaient ; à Cappy nos cauchemars se faisaient moins précis, moins virulents et nous étions le soir tellement fatigués de jouer que nous nous endormions plus rapidement.

 

Et voilà que, grâce à notre pasteur qui avait rassemblé ce troupeau bizarre autour de lui, nous pûmes voir arriver les Américains un beau matin du 31 août et nous avons su que notre vie était sauve et que nous allions pouvoir enfin respirer librement ; l’angoisse s’enfuyait comme fuyaient les Allemands, ces noirs vautours qui nous avaient déchiquetés à belles griffes. Nous allions pouvoir recommencer à vivre, mais les souvenirs, l’obsession, restaient vivants en nous. Nous étions marqués à vie, de façon indélébile, et 30 ans plus tard je le pense encore : nous sommes marqués pour toujours.

 

Nous avons eu la vie sauve ; beaucoup de mes amis d’enfance ont très bien réussi leur vie et ont fondé une famille. Mais je sais qu’aucun n’a oublié ces années maudites. Il faut que les hommes comprennent et se tendent la main mais est-ce possible ?

 

Rachel Leréah-Djian (Nov. 1977)