Daniel réagit aux listes de déportés portant le nom de Farhi

Peu de personnes de ma famille ont été déportées. Une de mes tantes, née à Izmir, l’a été mais elle ne portait plus notre nom car elle avait épousé un monsieur polonais qui s’appellait Pinkusiewi. Marie Pinkusiewi. Beaucoup de personnes portaient notre nom, d’ailleurs mes deux parents sont des Farhi mais de familles différentes. Maman était une Farhi, elle aussi. Mon grand-père s’appellait Salomon Farhi, ce nom figure sur la liste, mais je ne pense pas que ce soit lui car il n’a pas été déporté. Il fait partie de ceux qui sont retournés en Turquie en train pendant la guerre.
Les différents noms que je vois sur cette liste ne me disent rien, je ne pense pas qu’y figurent des personnes de ma famille. En revanche je ne vois pas des personnes qui ont été déportées de Marseille. C’est le cas de Jacqueline Farhi notamment, que j’ai rencontré plus tard, elle est revenue d’Auschwitz après avoir été déportée en 1943-1944.

L’installation en France dans les années 1920

Beaucoup de Juifs ont quitté la Turquie dans les années 20 à cause de la situation politique et notamment du conflit gréco-turc. Ce fut le cas de mon père. Il devait connaître quelques personnes qui se trouvaient déjà en France mais c’est le premier membre de la famille proche à s’y être installé. Il était seul alors, il ne connaissait pas encore ma mère. Ils avaient seize ans d’écart, et ils se sont mariés très peu de temps après s’être rencontrés, en 1932. Mon père est arrivé en 1922 et ma mère dix années plus tard.

A son arrivée en France, mon père a travaillé dans le Sentier, comme beaucoup d’immigrés juifs, il a fait beaucoup de travaux divers. Il a même pris des repas au Secours Catholique qui était dans le IXe arrondissement. Certains de ces nouveaux immigrés ont rapidement fait fortune car ils avaient le sens des affaires. Je pense que mon père n’avait absolument pas le sens des affaires. Toute sa vie, il a été représentant en textile, sans voiture, sans rien. A pied, avec son cartable. Il est vrai que son espace de travail était un carré assez restreint qui s’étendait de la rue des Jeûneurs, à la rue de Cléry, et à la rue d’Aboukir. J’ai retrouvé des documents il n’y a pas longtemps, qui montrent que, pendant la guerre, il a continué à travailler, et qu’il a eu beaucoup d’employeurs. J’ai retrouvé une promesse d’embauche, dans une maison non juive où il est écrit « Nous engageons Monsieur Farhi à dater de telle date, Monsieur Farhi, de religion israélite, ne sera pas en contact avec le public ». C’est très courageux de l’avoir employé. C’était un geste volontaire de solidarité car je pense que la main d’œuvre ne manquait pas. Mais il a eu de nombreux d’employeurs, dont un chez qui il est resté une dizaine d’années. Visiblement, il s’est beaucoup battu pour arriver à nous faire vivre, car il fallait quand même, pour nous, qu’il gagne un peu d’argent.

Lorsque mon père est arrivé de Turquie, il parlait déjà français car il a étudié dans une école religieuse, tenue par des Jésuites je crois, qui était francophone. Et ma mère a étudié dans une des écoles francophones de l’Alliance Israélite. Ma grand-mère paternelle, qui vivait également avec nous à Paris, n’a jamais rien parlé d’autre que le judéo-espagnol. A la maison, on parlait donc le français et le judéo-espagnol. Je ne me souviens pas quand ma grand-mère paternelle est arrivée en France. Mon grand-père est mort du typhus très jeune, en 1917, il se trouvait encore certainement en Turquie. Ce qui est étonnant concernant ma grand-mère, qui a vécu avec nous à Paris, c’est qu’elle est repartie en Turquie pendant la guerre avec une de ses filles, Solange, en laissant derrière elle, ses quatre autres enfants dont une fille qui a été déportée. Même si cela, elle ne pouvait pas encore le deviner. Ils étaient encore très jeunes puisque ma mère n’avait que 24 ans et déjà quatre enfants.

J’ai très peu connu ma grand-mère maternelle car elle est morte jeune. Mon grand-père a eu une vie quelque peu tumultueuse puisqu’il a eu trois femmes. Lui aussi, que j’ai bien connu, est venu de Turquie. Mon grand-père n’est pas reparti pendant la guerre, toute la famille habitait à Aubervilliers. C’est encore le cas aujourd’hui d’ailleurs. J’ai revu un de mes cousins il y a peu, il m’a rappelé que deux de mes cousins ont aussi été cachés pendant la guerre, dans le centre de la France.

La vie avant-guerre

Certains membres de ma famille ont peut-être été sauvés grâce à des patronymes peu « visibles. » En effet, il n’est pas évident pour un Français ou un Allemand de deviner que Farhi est un nom juif. Dans ma famille, il y avait également des Politi, des Farhi, des Hadgège et puis des Lévy. Mais j’ai l’impression qu’ils ne se sont pas fait recenser. Il faudrait que je pose la question à mes cousins. Nous étions très proches de la famille de ma mère. Nous nous retrouvions chaque dimanche, soit chez eux, à Aubervilliers, soit chez nous près de la Porte de Saint-Cloud. Mes parents ont d’abord habité dans le XIe arrondissement, rue du Pas-de-la-Mule et rue Popincourt, puis ils ont emménagé dans le XVIe arrondissement ce qui a provoqué les railleries des sœurs de ma mère qui estimaient que nous étions des bourgeois. En réalité, nous vivions sur la ceinture d’immeubles en bordure de Paris, à 7 dans un 50 m2.

Avec ma famille, nous passions nos dimanches à jouer aux cartes. Surtout les mères qui jouaient à la belote, comme dans La partie de cartes de Pagnol. Les pères allaient se balader ou refaisaient le monde. Nous les jeunes, nous allions au cinéma, à Aubervilliers, voir des westerns. C’était une époque où il n’y avait que ça, les indiens étaient les mauvais, et les américains les bons évidemment, ce qui nous a formé une drôle de conscience à l’époque.

A la maison, nos parents parlaient le judéo-espagnol. Nous, les enfants, nous avons fini par tout comprendre. Comme dans toutes les maisons, les adultes parlaient judéo-espagnol pour que l’on ne comprenne pas et puis à la longue, on finissait par tout comprendre. La langue perdait peu à peu cette fonction magique.

Je ne me souviens pas si mes parents fréquentaient la synagogue de la rue Popincourt. Quand ils se sont mariés, en 1932, c’est un oncle de mon père, un vrai haham, qui les a mariés. Il s’appelait Abraham Farhi, mais on l’appelait « l’oncle Abramatchi ». Il a marié beaucoup de gens de la famille. A l’époque on n’avait besoin ni d’une synagogue, ni d’une ketoubah, ni de quoi que ce soit. Il suffisait que quelqu’un sache dire les brahoth. Je me souviens de ma bar-mitsvah dans la synagogue de la rue Copernic. Je pense que mes parents fréquentaient celle de la rue Saint-Lazare, mais qu’ils ont préféré envoyer leurs enfants rue Copernic. C’était sans doute plus commode comme cela. Et de cette façon, j’ai été formé à la fois dans le rite libéral et selon la tradition judéo-espagnole. Mon père devait toutefois nous emmener rue Saint-Lazare pour les grands rites dont j’ai gardé quelques souvenirs. Ce qui me frappait c’était les deux énormes bassines qui se trouvaient à l’entrée de la synagogue de la rue Saint-Lazare, remplie de tas de petites veilleuses qui flottaient. Tout était allumé.

Un enfant caché

Je suis né à la fin de l’année 1941. J’ai été un tout petit enfant caché pendant la guerre. Je n’avais, en effet, que deux ans lorsque ma mère m’a confié à une famille chez qui je suis resté jusqu’à mes quatre ans. Ma sœur était encore plus jeune, elle avait sept mois quand on nous a confiés. Les choses se sont faites très simplement, ma mère a rencontré une dame alors qu’elle faisait la queue avec nous devant une épicerie. Cette dame a sans doute remarqué que maman était très soucieuse et a voulu l’aider. Maman s’est ouverte à elle. Et cette dame a mis ma mère en contact avec une famille de Besançon dont les quatre enfants étaient dans la résistance. Ils ont accepté de nous garder et voilà comment ma sœur et moi avons échappé à la déportation. Nous avions également deux grandes sœurs, nées avant la guerre en 1933 et 1935. Cela a été plus facile de leur trouver une famille lorsque mes parents ont commencé à se sentir menacés. Elles ont été placées dans une ferme à Champigny sur Yonne à une centaine de kilomètres de Paris. Dans un premier temps, je crois que j’ai, moi aussi, passé quelques temps à Champigny avec mes sœurs car j’ai retrouvé une partie de la correspondance qu’elles entretenaient avec ma mère. Dans une de ces lettres, elles écrivent que je suis maltraité par les paysans et qu’il faudrait venir me chercher. Ce n’est pas qu’ils me battaient mais ils étaient très durs. Par exemple, lorsque je faisais des saletés, ils me mettaient avec les porcs.

Une arrestation évitée

Voici maintenant comment mes parents ont échappé à la tourmente. En 1943, je ne me souviens plus du mois avec exactitude, la milice est venue arrêter mon père à son domicile, rue du Général Grossetti, dans le XVIe arrondissement. Je suppose que quelqu’un l’avait dénoncé. Heureusement notre appartement était relié à un escalier de service, ce qui a été notre chance car il a pu s’échapper par là. Lorsque maman leur a ouvert la porte, ils ont compris la ruse et se sont lancés à la poursuite de mon père. Il avait pris un peu d’avance mais la milice le poursuivait et lui tirait dessus. Deux balles lui ont traversé la cuisse. Par la suite, un des poursuivants s’est arrêté brutalement car il avait perdu sa montre pendant la course. Lorsque le deuxième est arrivé au niveau de mon père, ils se sont battus, mon père l’a laissé en équilibre sur la balustrade et s’est sauvé. En sang, il a couru jusqu’au domicile d’un médecin juif qu’il connaissait près de la Porte de Saint-Cloud. Ce médecin, par peur, a refusé de l’accueillir chez lui et de le soigner. Mon père a donc traversé Paris en métro pour aller se réfugier chez mon oncle dans le XIe arrondissement. C’était le mari de sa sœur, un ashkénaze d’origine polonaise qui s’appellait Maxime Kanter. Il exerçait le métier d’ébéniste rue du Faubourg Saint-Antoine. Beaucoup de personnes de la famille de cet oncle ont été déportées. Il a perdu ses parents et un de ses frères également. Mon père est resté caché chez lui jusqu’à la Libération. L’autre sœur de papa, Marie, avait également épousé un ashkénaze, Bernard Berec Pinkusiewi. Elle a été arrêtée à la station de métro Porte de Saint-Cloud, puis déportée, alors qu’elle venait nous informer de la rafle du Vel d’Hiv.

Ma mère s’est donc retrouvée toute seule. Elle a cherché à travailler pour l’Œuvre de Secours aux Enfants, en tant que couturière. Elle s’est réellement battue pour cela mais on lui a répondu que ce n’était pas possible, qu’il n’y avait plus de place. Par chance car le lendemain tout le monde a été raflé de l’atelier en question.
Je pense que ma famille a également échappé à la déportation car ils n’ont jamais porté l’étoile. Ils n’y étaient pas astreints car maman était Turque et papa était apatride.

Des déportés dans la famille

Grâce à tout cela, ils sont passés à travers la tourmente. Il y a eu peu de déportations dans la famille. En revanche, il y a une branche de la famille, à Marseille, qui a connu plusieurs déportations. A Paris, à ma connaissance, il n’y a eu que ma tante, Marie, et son mari. Nous avons parlé assez rapidement de la déportation de ma tante dans la famille. Mon père nous parlait souvent d’elle, je pense que c’était très dur pour lui. Mon père était un faiseur de rêves. Peu de temps avant la déportation de Marie, il a fait ce rêve incroyable où toute la famille se trouvait sur un radeau. Nous étions tous ensemble, et des requins tournaient autour de l’embarcation. Tout à coup, Marie est tombée à la mer, ils n’ont pas réussi à la repêcher et les requins l’ont dévorée.

C’est étonnant car, lorsque j’étais jeune, nous n’entendions pas beaucoup parler de la Shoah, telle qu’on la définit aujourd’hui. On nous parlait de la guerre, de l’Occupation, comme à n’importe quel Français. Lorsqu’on nous parlait du quotidien de notre famille à cette époque-là, on n’insistait pas sur notre identité juive, il nous fallait nous cacher parce que c’était la guerre tout simplement, pas parce que nous étions juifs. Jusqu’à mes 18 ans, le Vélodrome d’Hiver n’était, pour moi, qu’un haut lieu du sport ! J’ai appris très tard ce qui s’y était passé. Mes parents gardaient tout de même des habitudes de guerre, des réflexes et puis une peur chronique. Surtout chez ma mère, qui toute sa vie, tressauta lorsque l’on sonnait à la porte. Enfant, j’ignorais pourquoi on allumait les bougies de Hanouka dans le couloir, où il n’y avait pas de lumière. J’ignorais également pourquoi lorsque l’on faisait un kiddouch dans la salle à manger, papa exigeait que l’on ferme d’abord les volets… Ce sont des séquelles de la Shoah.

Puis, j’ai commencé mes études à l’Institut d’études hébraïques et j’ai reçu une éducation historique, dispensée par des maîtres. J’ai par exemple eu Poliakov et Blumenkranz pour l’enseignement de l’Histoire juive.

La naissance d’un rite : la lecture des noms

Tout a commencé il y a une vingtaine d’années. J’avais entendu parler de lectures de noms dans des campus aux Etats-Unis en hommage aux victimes de la guerre du Vietnam. J’ai pensé que, nous aussi, nous avions des noms qu’il serait important de lire. Depuis longtemps déjà je côtoyais des personnes ayant été déportées ou des enfants de déportés qui avaient un profil similaire. Ils étaient souvent très fâchés avec Dieu et moi, je me sentais proche d’eux. Je pense qu’ils le sentaient car j’entretenais toujours d’excellents rapports avec eux. Même si ma « judéo-espagnolité » est profondément ancrée en moi, je me sens proche de ces Juifs, généralement ashkénazes, qui n’expriment pas leurs sentiments de façon ostentatoire, et qui portent en eux leur souffrance. Ces gens-là me parlaient très souvent de leurs parents, de leurs proches partis en fumée.

Et puis, en 1978, Serge Klarsfeld a publié son Mémorial. Cela a été un déclic. Je me suis dit, on va essayer de lire les noms de ces victimes dans la rue. Et c’est ce que l’on a commencé à faire. La première année, c’était vraiment de l’artisanat. La Mairie de Paris, qui a toujours soutenu notre démarche, nous a prêté une petite tente, un micro, un pupitre, deux haut-parleurs et quelques chaises. Lorsque l’on a commencé, on ne savait pas combien de temps cela prendrait de lire les noms. Les FFJDF [l’Association des Fils et Filles de Déportés Juifs de France] et Serge Klarsfeld ont activement participé à ce projet dès le début, je n’aurais pas pu le faire sans eux. Grâce au bouche à oreille, on a eu un retour important. Les gens pleuraient, nous remerciaient, nous bénissaient. Il arrive des moments où l’on est dépassé par la chose que l’on a faite. Après 24 heures de lecture, nous nous sommes aperçus que nous n’avions lu que la moitié du livre de Serge Klarsfeld alors nous avons décidé de poursuive l’année suivante. C’est comme cela que les choses se sont mises en place. Ensuite, d’année en année, le phénomène a pris beaucoup d’ampleur. Je n’apprécie guère la trop grande médiatisation ou « peopolisation » que l’on peut observer aujourd’hui. Régine Azria et Rita Hermon-Belot, deux historiennes et sociologues ont travaillé sur ce phénomène et sur ce qu’elles ont appelé la « naissance d’un rite ». Je les ai invitées, elles sont venues et n’ont pas raté une seule minute des vingt-quatre heures de lecture, pendant lesquelles elles n’ont pas arrêté de prendre des notes. La moindre larme sur un visage, rien ne leur échappe. Elles ont aussi beaucoup réfléchi sur l’évolution du rite parce que finalement elles y ont aussi été associées dès le début ou presque, en tant que spectatrices. J’étais également contre le fait que la cérémonie ait lieu au Mémorial de la Shoah malgré l’excellent accueil que l’on y trouve, car elle perd en spontanéité et en contact avec la rue. C’était plus impressionnant avant, on voyait passer les voitures, on voyait le métro arrêter progressivement de circuler, la Tour Eiffel qui n’était plus éclairée à partir de minuit, le bruit des voitures qui s’estompait etc… Et on entendait toujours ces noms qui s’égrainaient petit à petit. Pendant la nuit, c’était particulièrement saisissant.
Certaines institutions, comme le Consistoire, nous ont ignorés au début. D’autres trouvaient que c’était risqué de multiplier les dates mémorielles. Puis des personnes comme Claude Bochurberg ou Moïse Cohen ont permis un certain rapprochement avec le Consistoire. Et quelques rabbins, comme le grand rabbin de Paris, Alain Goldman, ou Michel Sarfati sont petit à petit venus assister à la lecture des noms.

Entretien avec Daniel FARHI 06.04.2010