« lundi 9 novembre 1942

Ce jour-là un convoi de 1200 internés, dont 896 Séfardis, presque tous saloniciens, se forma à la gare du Bourget. Les gendarmes français ne furent pas très méchants. Ils prodiguaient des paroles d’espoir et d’encouragement aux partants. Quelques-uns avaient même la larme à l’œil et l’essuyaient furtivement.

Par contre les chefs nazis qui organisaient l’expédition firent preuve d’une brutalité inouïe. Sauvages, inhumains au dernier point, ils rudoyaient tout le monde, bousculaient hommes, femmes, enfants ; rugissaient comme des fauves. C’était monstrueux à voir ! C’était Gestapo !

Chaque voiture, wagon à bestiaux, reçu une moyenne de 70 personnes. Comme provisions de voyage les déportés reçurent une innommable boule de pain, un maigre bout de fromage, et…ce fut tout. Comme boisson, deux seaux d’eau pour tout le wagon, dont l’un une fois vidé, devait servir aux besoins de l’ensemble des voyageurs.

Quand tous les wagons furent fermés, plombés et barricadés extérieurement, un coup de sifflet strident qui nous glaça les veines, donna le signal du départ. Le convoi s’ébranla. Il était 20 heures.

Pendant trois jours et trois nuits nous roulâmes avec des arrêts plus ou moins prolongés, suivant les nécessités du service de la voie, sans la moindre préoccupation de ce qui pouvait se passer à l’intérieur du train-fantôme. Finalement dans l’après-midi du jeudi 12 novembre, le convoi fit halte à la gare de la petite localité allemande de Cossel, en Haute-Silésie, dans la région de la fameuse enclave de Teschen, non loin des frontières polonaise et tchécoslovaque.

Le voyage de Drancy à Cossel à travers toute la France et l’Allemagne fut dantesque. Nous naviguions, les premiers temps, jour et nuit dans un nuage d’encre noire. Impossible de rien apercevoir au dehors. Toutes les ouvertures, toutes les fentes avaient été préalablement calfeutrées extérieurement par des planches superposées et peintes en couleur sombre. En arrivant à destination, nous avons fait des efforts pour reconstituer, par recoupements, l’itinéraire du voyage. Il nous fut impossible de nous mettre d’accord avec nos compagnons d’infortune, même ceux qui avaient l’habitude des grands voyages et connaissaient un peu la carte ferroviaire d’Occident. Les uns croyaient avoir suivi une certaine direction, les autres estimaient être passés dans un sens divergent. Rien ne concordait, ni se rapprochait d’une orientation déterminée ou approximative.

Dans quelques wagons, il y eut à déplorer plusieurs décès. Dans celui où nous nous trouvions, nous eûmes la douleur d’assister à des scènes profondément affligeantes. Un de nos camarades, le malheureux Is. R., eut une crise effrayante d’aliénation mentale. Tous nos efforts pour le calmer et le ramener à la raison furent vains. Les femmes étaient saisies d’une peur panique. Tout le wagon courait le risque de subir une attaque d’aberration collective.

J’avais la responsabilité de l’ordre dans la voiture. Nous nous consultâmes en groupe et décidâmes, malgré nous, le cœur ulcéré, pour ne pas rendre notre camarade plus dangereux, de l’attacher. Ce fut très pénible ; tous les yeux étaient embués, les femmes pleuraient à chaudes larmes. Elles paraissaient oublier leur propre malheur en voyant l’état de décomposition morale de la victime que nous venions de réduire à l’impuissance.

Même dans la pénombre à laquelle nous avions fini par nous accoutumer, nous n’osions pas nous regarder en face. Pourtant la mesure était nécessaire, indispensable. En effet, le calme, un calme bien relatif, revint peu à peu. Chacun de nous, les femmes notamment, cessant de penser à la crainte du drame épouvantable qui nous avait tous frôlés, se mit à songer au triste sort, quoique inconnu, qui l’attendait.

C’est dans ces dispositions d’esprit que nous arrivâmes à Cossel où le convoi fit halte.
Quelques instants après l’arrêt final du train, les wagons furent déplombés. Tous les voyageurs avaient les traits décomposés. La lumière crue du jour, l’air vif entrèrent dans les voitures et changèrent l’atmosphère viciée qui avait atrophié les sens et les membres du bétail humain.. Tous attendaient, anxieux, pour savoir ce qui allait se passer.
Hélas ! sur le quai de débarquement se trouvait le monstre à face humaine, le sinistrement fameux capitaine Denaecker. Cette âme damnée de Hitler avait juré de procédé directement à l’extermination de tous les Juifs résidant en France. Devant ce vampire galonné, tout le monde tremblait. Ses ordres impératifs devaient être exécutés avec la rapidité de l’éclair. La moindre hésitation coûtait la mort du coupable.

Par des cris gutturaux et épileptiques, ordre catégorique fut intimé à tous les hommes jusqu’à cinquante ans, de descendre à terre. Les plus âgés, ainsi que les femmes devaient demeurer dans les véhicules. Une horde d’assassins armés de matraques, nous attendait devant les portières.

Quand les femmes se rendirent compte qu’on les séparait de leurs maris, quand les mères comprirent qu’elles seraient désormais éloignées de leurs fils, que les vieux et les enfants se crurent à jamais abandonnés, des scènes déchirantes se produisirent ; les plaintes, les lamentations, les cris de douleur, arrachaient des larmes aux plus endurcis ; la raison s’égarait ; l’entendement qui s’efforce parfois d’analyser les moments les plus pathétiques de la vie, de comprendre les tragédies les plus cruelles, se refusait d’admettre une mesure aussi inhumaine, un acte à ce point barbare.

A cinq ans d’intervalle, je me rappelle, j’entends, je vois encore les appels poignants des compagnes restées dans les wagons, les supplications des vieux et des petits, leur désespoir, l’angoisse qui nous étreignait tous, leur stupeur, leur affolement !

Les hommes, le cœur brisé, les yeux humides et hagards, blêmes, les poings crispés, mus comme les automates, formaient les rangs tout le long de la voie. Ils auraient préféré mille fois la mort à une séparation aussi brutale, à un spectacle aussi désolant et humiliant à la fois. Ce qui nous soutenait, ce qui nous raidissait contre un coup aussi terrible du sort, c’était l’espoir de la revanche qui déjà s’insinuait dans notre esprit. Ce furent des moments atroces, des heures amères que nous ne saurons jamais oublier. Quelques camarades qui n’avaient pas obtempéré avec assez de promptitude furent abattus sur place impitoyablement.

De Cossel où nous laissions tout ce qui nous rattachait à la vie : nos biens les plus précieux, nos mères, nos femmes, nos enfants, nous fûmes transportés, en camion, à coup de cravache, au camp de triage de Sant Annaberg. »

 

Extrait tiré des Cahiers Sefardis, 1947, in Serge Klarsfeld « Le calendrier de la persécution des Juifs de France ».